L’opéra ballet des Flandres propose en ce moment un triptyque autour de la relation de l’individu avec l’extérieur, le groupe (Workwithinwork de William Forsythe) et la société (In your rooms de Hofesh Shechter), et avec son intérieur, dans la confrontation ultime, celle avec la mort (Memento Mori de Sidi Larbi Cherkaoui)
La soirée commence par Memento Mori de Sidi Larbi Cherkaoui qui donne le nom à la soirée. Troisième partie d’une trilogie créée pour Les Ballets de Monte-Carlo, comprenant In Memoriam (2004) et Mea Culpa (2006), ce ballet explore la fin de vie et la notion d’héritage.
Dans un décor de science fiction minimaliste mais convaincant, créé par Amine Amharech, rappelant l’exploration spatiale de notre point de vue et de celui des autres formes de vie sur d’autres planètes, Cherkaoui met en perspective la place de l’homme dans l’univers.
L’étincelle dans l’espace-temps
Les danseurs sont confrontés à eux mêmes et aux limites de leur existence, dans le temps et dans l’espace. Ils se réconfortent dans l’ivresse de l’amour, ils se démènent et essayent de donner un sens à leur existence. Un voice over souligne la nécessité de disrupter notre mémoire à court terme et d’expérimenter le monde à travers des yeux d’enfant.
La danse, fluide et raffinée, est sublimée par les drapés qui couvrent certains danseurs (par Jan-Jan Van Essche), qui portent les reflets changeants des lumières de Fabiana Piccioli. Si la musique de Woodkid souffre un peu la comparaison avec celle de Berio et de Schechter, qui suivront, elle a tout de même l’avantage d’introduire et d’illustrer clairement les différents tableaux, comme le pas de deux, dont on devine le caractère romantique dès les première notes. Ici Nancy Osbaldeston et Matt Foley nous offrent un moment émouvant avec leurs corps qui évoluent ensemble dans l’espace de manière éloquente et sensuelle.

Les parties d’ensemble fonctionnent particulièrement bien, entre tournoiements charriant le vertige et tensions entre groupe et individus, oubliés dans la légèreté d’un tango sans clichés. Le rideaux tombe lourd et inexorable sur les protagonistes, dont il ne reste plus qu’un cercle de lumière. Leur présence éteinte laisse ainsi de la place à quelque chose de nouveau, qui lui aussi brillera l’espace d’un instant et sera oublié.
Déconstruction de langages
Nouveauté au répertoire du ballet royal des Flandres, Workwithinwork (1998) de William Forsythe fait le pont entre ballet et danse contemporaine : les pas codifiés ne sont que la base pour quelque chose de nouveau, où l’impulsion du mouvement se fait imprévisible et fascinante, comme la musique de Luciano Berio.
Si dans Duetti per due violini, le célèbre compositeur italien déconstruit le langage musical, Forsythe amène celui du ballet hors des sentiers battus, où les corps des danseurs, en conversation avec l’Autre, dessinent des formes inattendues dans l’espace.
Puissance atavique
Noir. Une lumière légère nous fait entrevoir des musiciens, placés en hauteur de la scène. Noir. Une groupe de danseurs accroupis s’abandonne à des mouvements compulsifs au rythme incisif des percussions. Silence. Noir. Un danseur est debout sur scène, immobile. Silence. Noir. Le groupe reprend place dans une nouvelle configuration et recommence sa transe frénétique.

C’est ainsi que commence In your rooms (2007) de l’Israélien Hofesh Shechter.
Chorégraphe et compositeur à la fois, il fait partager la scène de manière égale aux danseurs et aux musiciens (l’HERMESensemble) au rythme des lumières de Lee Curran. L’alternance tranchante d’obscurité et de lumière, donne vie et interrompt la danse et crée une dynamique qui polarise notre attention : entre arrêts, accélérations et rembobinages, les corps, sculptés par le noir et le blanc, deviennent une sorte de matériel vidéo que l’on serait en train d’observer.
Le réel devient irréel sous nos yeux, se faisant masse les hommes et les femmes se déshumanisent et ne sont plus que le véhicule aveugle d’une énergie violente et inarrêtable. Le public retient son souffle jusqu’à la fin, complètement subjugué par ce spectacle extrêmement théâtral et percutant, à forte charge symbolique et politique.