Il était une fois… un père, incestueux pour obéir aux injonctions d’une mère morte qui se croyait la plus belle, une princesse terrorisée, qui pour échapper à ce père se prive de son propre corps : elle lui demande des robes sans épaisseur (couleur du temps, de soleil, de lune) puis la peau de l’âne qui exonère chaque jour la richesse qui nourrit le royaume.
Elle prend son nom, Peau d’Âne, elle n’est plus qu’une peau, cette pauvre anorexique qui se plonge dans l’ordure du labeur, dans les excréments que l’âne n’avait jamais produits. L’anorexique fera au prince amoureux qui l’a reconnue un gâteau-corps avec en son cœur un anneau dont le calibre est l’enjeu de l’hymen. C’est elle-même qui doit être capable de passer son doigt dans l’anneau, de reconnaître son corps pour que le prince puisse l’épouser et envoyer ad patres l’ombre menaçante du père confus.
Un conte pour enfants ? Heureusement que les enfants n’entendent pas tout de cette brutale réalité des liens de famille. Les adultes eux en sont horrifiés… Paru en 1694, le conte emprunte au merveilleux pour raconter aux enfants qu’on aime ses parents mais qu’on ne les épouse pas et qu’il faut aller chercher son mari ailleurs que chez soi. Mais nous qui ne croyons pas aux ânes qui défèquent de l’or et aux fées qui donnent des conseils, c’est avec soulagement que nous accueillons une luxuriante beauté sur scène pour atténuer la violence bestiale de cette allégorie du passage à une sexualité adulte. Sur cette scène du Théâtre du Pays de Morlaix, elle a pris la forme d’un subtil mélange de musique baroque (choisie et interprétée par l’ensemble de musique ancienne Ma non Troppo, basé en Pays de Morlaix sous l’égide de l’association Son Ar Mein), de tissages et broderies somptueux (Cloé Rousset) et d’un travail de scène éblouissant (mise en scène de Cédric Hergault, scénographie de Cloé Rousset, lumières d’Olivier Geoffroy).
Ma Non Troppo, ce sont cinq musiciens sur instruments anciens (cornet à bouquin, traversos, basson baroque, dulciane, violons, alto, viola da spalla, épinette et orgue) qui suivent strictement le texte en vers de Perrault mais en laissant la place aux instruments ou au chant. Les cordes pincées ou frottées se répondent, les vents font écho à la voix parlée ou chantée. Et si les musiciens se font acteurs, les instruments se font accessoires de scène : on se délecte du basson à boire, de son embouchure-pipe, du lutrin-trou de serrure, du tambourin-lune-moule à gâteau.
Tour de force, les musiciens jouent la vingtaine de pièces par cœur (pas de place pour des partitions), souvent en se tournant le dos, égaillés sur l’ensemble de la scène qu’ils occupent avec appétit. Parmi les pièces se côtoient pièces de cour (Couperin), musique de ballets et sonates (Charpentier, Rameau, Lully, Marin Marais), tous contemporains de Perrault. Seule la Chanson du Gâteau, (qui rappelle en cela l’inoubliable Recette du cake d’amour, clou musical du film de Jacques Demy) est une adaptation d’une chanson traditionnelle bretonne.
Cet univers musical est illuminé par un riche matériau textile, dont l’éclat baroque – appréciable depuis la salle mais encore plus apprécié quand nous avons pu voir de près les tissages profus, les broderies méticuleuses et les débordements de matières, est en parfaite harmonie avec le conte et la musique. La peau du malheureux âne, vilain cache-poussière brunâtre aux oreilles immenses et tombantes qui fait à la princesse désincarnée un suaire de laideur, est à l’intérieur une interpénétration savante et sauvage de feutres, de dentelle fine, de crochet, de traînées rouge sang du sacrifice, de dégoulinements de souillure, de plages d’or, écho du défunt animal prodigue.
Les robes de la princesse suspendues comme le temps et les astres au-dessus de la scène, le tapis rouge royal en patchwork moelleux déroulé sur toute la largeur et retombant sur le public, l’arbre stérile de l’inceste fécondé par les instruments qui viennent s’y accrocher quand ils ne sont pas utilisés, la cassette de la princesse roulant à corps perdu à travers la scène : que d’astuces qui occupent l’espace et donnent cohérence à cet ensemble baroque de mots, de musique et de matières.
Le spectacle a mûri pendant tout une année le long d’ateliers pédagogiques autour de la musique, animés par les musiciens de Ma Non Troppo, et autour de la création textile, animés par Cloé Rousset. On est bien contents que les enfants impliqués dans ces ateliers aient pu rendre cet épouvantable conte de fées, qu’eux seuls peuvent écouter sans frémir, audible pour les adultes traumatisés que nous sommes et qu’il devienne ainsi authentiquement féerique !
Peau d’Âne, féérie baroque
Ensemble Ma Non Troppo
Théâtre du Pays de Morlaix
6 février 2015