Philippe Hersant avec deux lauréats : Vincent Lhermet, accordéoniste et Tomas Bordalejo, compositeur
Philippe Hersant avec deux lauréats : Vincent Lhermet, accordéoniste et Tomas Bordalejo, compositeur © SudVidéo

Philippe Hersant : parrain des jeunes artistes

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Compositeur, Philippe Hersant est aussi le président du jury de la Fondation Banque Populaire. Lauréat du Prix de Rome, plusieurs fois primé aux Victoires de la Musique Classique, ancien producteur à France Musique, il a accepté de nous rencontrer pour discuter du monde musical d’aujourd’hui, de musique contemporaine, du processus de sélection des lauréats de la Fondation, et de l’avenir des jeunes interprètes que la Fondation soutient.

 

Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

Sur une commande que m’a faite l’Opéra de Perm, dont Teodor Currentzis est le directeur. C’est un personnage dont on entend beaucoup parler : il a enregistré les opéras de Mozart/Da Ponte en les dépoussiérant un peu. Evidemment, il y a des fanas et des détracteurs. Mais en tout cas, c’est quelqu’un d’assez surprenant, un peu surdoué, qui a été lancé par Gerard Mortier.

Comment dépoussière-t-il les œuvres ?

Il a une vision très vivante qui ne ressemble vraiment pas à ce que font les autres. Il adore les contrastes – ce qui peut parfois passer pour du maniérisme. Par exemple : Mozart, en dirigeant ses opéras, rajoutait toujours au pianoforte des ornements qui n’étaient pas écrits. Currentzis le fait également, et pourquoi pas ? Surtout qu’il le fait avec beaucoup de goût, selon moi : si vous écoutez ses Noces, le plateau n’est pas parfait mais les récitatifs sont formidables : il y a une espèce de vie très séduisante.

Et les metteurs en scène arrivent à suivre cette fougue ?

Il travaille beaucoup avec Sellars, avec qui il s’entend comme larrons en foire. Comme avec Dimitri Tcherniakov, un autre iconoclaste. Il déteste ce qui est tiède.

Revisiter le répertoire, c’est une bonne façon de ré-intéresser le public, non ?

Surtout que c’est aussi très musical, très réfléchi : il ne fait pas ça juste pour épater le badaud. Il le sent comme ça – d’ailleurs il y a des ratés, il a fait un disque Rameau qui est un peu étrange…

Et donc là, il s’agit d’une commande de Currentzis ?

C’est une commande pour le chœur de l’Opéra, qui est un chœur absolument fabuleux. Bernard Foccroulle m’avait dit que c’était le meilleur chœur qu’il ait jamais entendu ! Et je crois qu’il a raison. Il s’agit d’un spectacle choral et chorégraphique à partir d’une œuvre que j’avais écrite pour l’Abbaye de Clairvaux sur des poèmes de prisonniers de la Centrale de Clairvaux. Currentzis a écouté le disque et m’a demandé de prolonger : on est passé d’un quart d’heure à une heure et quart ! C’est une expérience vraiment formidable.

Quand vous créez ainsi, quel est le rapport avec le public ? Faut-il expliquer l’œuvre, ou doit-elle parler d’elle-même ?

Je suis toujours prêt à en parler, d’ailleurs cela se fait de plus en plus : de nombreux festivals demandent de participer à une rencontre avec le public avant le concert. C’est très important, je crois. L’œuvre peut bien sûr se vendre d’elle-même mais il y a beaucoup d’aprioris sur la musique contemporaine, et beaucoup de gens pensent que ce n’est pas une musique faite pour eux. Les compositeurs de musique contemporaine sont un peu suspectés d’arrogance… vus soit en savant de laboratoire, soit en intello, la tête entre les mains ! Il y a un apriori défavorable qui nous colle à la peau, et je trouve important de parler simplement avec les gens.

Vous avez toujours voulu garder la connexion avec le public…

Bien sûr : on a besoin du public. Il faut écrire ce que l’on a envie d’écrire, évidemment, il ne faut pas faire plaisir au public ni à la profession, ce qui est l’autre écueil, mais savoir le défendre avec des mots simples. Souvent, les gens sont sensibles à ça, il y en a même qui préfèrent la présentation à l’œuvre elle-même ! Ce n’est pas le but, certes, mais cela enlève déjà une des nombreuses barrières entre le public et le compositeur contemporain. En fait, les gens sont sidérés qu’on écrive encore pour orchestre ! Même des mélomanes ignorent qu’on puisse encore composer avec du papier, des crayons… Par exemple, on m’a un jour interviewé sur une radio locale pour le festival de Cordes-sur-Ciel ; le journaliste m’a présenté comme le seul compositeur vivant de musique classique… Alors qu’il y a de la concurrence ! [rires] On n’est pas très nombreux, certes, mais je ne suis pas le seul. Bien sûr, c’est difficile de s’y retrouver pour le public : il n’y a plus de grandes stars comme pendant la période Boulez, Berio, Xenakis, Dutilleux – ceux qui sont nés dans les années 20. Aujourd’hui, notre existence même est ignorée.

Philippe Hersant
Philippe Hersant © Talos Buccellati

 

Je comprends, d’une certaine façon, que cela puisse étonner, après le passage à l’électroacoustique… Où vous placez-vous ?

Pour beaucoup de gens, les compositeurs actuels poussent des boutons. Moi, je ne suis pas du tout attiré par l’électroacoustique. Un son électronique, aussi beau soit-il, me semble toujours un peu mort, un peu bête. Je ne peux pas réagir. D’ailleurs, Teodor Currentzis avait pensé intercaler des morceaux électroniques entre mes pièces, mais je n’y tiens pas du tout. Surtout que son chœur peut faire des choses bien plus belles, et réagir à ce qu’ils viennent de chanter. Les sons électroniques, eux, ne me parlent pas.

Pourtant, si l’on est dans une mise en scène de Peter Sellars, on va avoir beaucoup d’électronique, justement…

Oui, mais ce n’est pas ce que je préfère dans son travail, à vrai dire. Je me souviens d’un Marchand de Venise à Bobigny : il y avait tellement d’électronique, d’écrans, de sous-titres, qu’on ne voyait même plus qu’il y avait des comédiens sur scène. Le son venait de partout, tout était déconnecté de la présence humaine des acteurs, qui devenait presque superfétatoire. On ne les regardait même plus ! C’était le même problème dans son Tristan avec Bill Viola : on ne regardait plus que l’écran. Je me suis surpris à ne pas regarder du tout les chanteurs pendant dix minutes… Cette surenchère technique ne me plaît pas trop, même quand elle donne des résultats extraordinaires.

Parlons un peu de la Fondation Banque Populaire. Vous étiez là dès le début ?

Non, elle existe depuis vingt ans, mais je suis arrivé comme membre du jury en 2002, quand Marielle Nordmann était présidente du jury. Il y a quelques années, elle a souhaité se consacrer aux Musicales de Bagatelle, et la Fondation m’a demandé de prendre la suite.

C’est un modèle unique en Europe, ou quasiment… Cela doit attirer beaucoup ?

On a tellement de demandes, on est presque victimes de notre succès ! On accueille des gens de toutes les nationalités, qui vivent en France mais qui sont parfois venus pour nous. On a tout de même une limite financière, mais dans le même temps, il y a de plus en plus d’instruments qui s’inscrivent : au début, il n’y avait que piano, violon et violoncelle, mais maintenant il y a même des tubistes, des percussionnistes…

Et le niveau technique augmente, non ? Les morceaux de concours de sortie du CNSM sont devenus les morceaux de concours d’entrée, dit-on…

Oui, le niveau a incroyablement monté, depuis que j’ai fait mes études au Conservatoire. La première fois que j’ai participé au jury, j’étais extrêmement impressionné, et je voulais les prendre tous ! Mais ce n’est évidemment pas possible, alors on est de plus en plus exigeants, on essaie vraiment de prendre ceux qui ont quelque chose en plus.

Vous pensez que le niveau technique a augmenté proportionnellement à la sensibilité ?

Non, pas forcément. Il y en a qui ont un niveau technique époustouflant, mais au bout de dix secondes d’écoute, je commence à penser à ce que je dois faire le lendemain : ce n’est pas bon signe. De toute façon, à partir du moment où le niveau technique est très fort pour tout le monde, on ne se laisse plus bluffer par ça : c’est considéré comme la base !

Mais certains candidats vous emmènent parfois très loin, musicalement parlant ?

C’est arrivé que l’on prenne des gens comme ça. Il y a des moments extraordinaires, parfois, où l’on plane complètement ! Quand Edgar Moreau est passé avec l’Adagio de la sonate de Rachmaninov, on planait tous… Je crois même que je ne l’ai jamais entendu jouer aussi bien depuis : il était en état de grâce. On a eu un pianiste roumain récemment, Sebastian Ene, qui avait un besoin absolu d’être pris pour subvenir à ses besoins financiers, et il jouait sa vie ! Il a fait quelque chose de prodigieux. On ne s’est pas concertés et on l’a pris à l’unanimité.

Qu’en est-il des compositeurs ? Vous en avez aussi, puisque Rodolphe Bruneau-Boulmier a été primé l’an dernier…

On en a de plus en plus, et j’en suis très heureux. Avant, on les traitait un peu à la va-vite, en fin de session, et il n’y en avait pas beaucoup, ou alors on recevait des demandes assez peu sérieuses, nettement plus faibles que le niveau des instrumentistes. On a presque explosé l’an dernier tellement il y avait de demandes – et des gens plutôt brillants, comme Rodolphe !

Mais alors, comment jugez-vous les compositeurs ?

C’est encore plus difficile que pour les interprètes. Pour mes collègues, cela peut se résumer à « j’aime » ou « j’aime pas » qui est évidemment un critère essentiel. Moi, j’essaie de juger le métier : de différencier ceux qui ont quelque chose à dire mais qui n’ont pas les moyens techniques de le dire bien, et ceux qui ont du métier mais qui disent des choses qui ont déjà été dites et redites… Repérer quelqu’un en écoutant deux ou trois œuvres, et en se projetant un peu, ce n’est pas du tout évident. Je leur aurais fait écouter ce que j’écrivais à 22 ans, je n’aurais pas eu de bonnes notes !

Un mot pour les jeunes musiciens ?

Je suis très optimiste pour le milieu. Evidemment, un certain nombre d’entre eux vont trimer pour trouver du boulot, mais il ne faut pas les décourager. C’est une question d’envie, de besoin intérieur, qui peut prendre toutes les formes. Entre 25 et 30 ans, c’est invraisemblable que je n’aie pas abandonné la musique, je n’écrivais plus une note. J’étais théoriquement perdu pour ça, alors qu’à 5 ans j’étais sûr de vouloir être compositeur ! Et puis à 30 ans, c’est revenu. Mes condisciples de la classe de Jolivet étaient plus doués, plus sûrs d’eux, et pourtant je suis le seul à continuer à écrire aujourd’hui. Mais ils ne sont pas perdus pour autant : l’un est directeur de conservatoire, l’autre est pianiste de jazz, un troisième s’occupe de contrepoint Renaissance… Cela reste là, toujours, quoi qu’on fasse. Je ne découragerai jamais quelqu’un qui a envie.

C’est vrai qu’on est souvent obligé de repenser son métier, de le réinventer, ou au moins de trouver de nouvelles façons de jouer, de monter des projets…

Beaucoup créent des festivals, ce qui est très bien ! C’est une façon de créer quelque chose de nouveau. C’est de plus en plus difficile de mener une carrière d’instrumentiste en pantouflant dans un orchestre ; il faut se battre, avoir des idées… Ca rend le métier plus passionnant, c’est une saine évolution. D’ailleurs, j’aime mieux travailler avec les ensembles baroques qu’avec les orchestres ! Ils cherchent du répertoire, des manières d’interpréter… Dans les orchestres, on a le répertoire, les habitudes, les coups d’archet. Evidemment, ils ne sont pas tous comme ça : on trouve dans les orchestres des gens formidables qui font plein de choses et qui ne se contentent pas de l’orchestre, ni même des joies que cela offre. Mais de manière générale, on voit que ceux qui s’en tirent le mieux, parmi les lauréats de la Fondation, sont les plus entreprenants.

Un mot pour les jeunes compositeurs ?

Souvent, on s’interdit beaucoup de choses quand on est un jeune compositeur. C’est après que l’on accepte volontiers de nouvelles influences. Boulez est passé par là : « Qui n’a pas compris la leçon de Webern ne mérite pas le nom de compositeur ! » Alors on se plonge dans Webern, on se force un peu… mais heureusement, l’âge venant, on se rend compte qu’on peut être compositeur sans avoir assimilé sa leçon. Ce serait un peu effrayant qu’il n’y ait qu’une voie unique, et c’est loin d’être le cas !

 


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