Il vous est certainement déjà arrivé de vous le dire : on ne peut pas être partout. Cette triste évidence est responsable chez l’auteure de ces lignes d’une pathologie déjà maintes fois évoquée : la névrose d’ubiquité. Un concert manqué pour cause de réunion familiale, de visite amicale, de déplacement professionnel, de vacances lointaines ou – pire – à cause d’un autre concert à la même date et c’est la spirale infernale : déception, regret, frustration, contrariété, agacement, dépression. Tel était à peu près mon état d’esprit quand j’avais feuilleté le programme du Petit Festival de Musiques en Trégor en me sachant pertinemment à Evian pour ses Rencontres Musicales exactement aux mêmes dates. Adieu concerts dans la lande au crépuscule, au bord de l’eau au petit matin, en promenade le long de mystérieux chemins creux menant aux charmantes chapelles du Petit Trégor. Je dois l’avouer : la dépression avait été vite guérie par une cuvée exceptionnelle d’Evian, dont on ne vantera jamais assez les vertus thermales thérapeutiques. Cependant, la guérison n’altère pas la suite dans les idées… et un regret ne passait pas, celui d’avoir loupé l’opéra patchwork de l’ensemble Ma non troppo, le Fairy Tales d’après Purcell. A force d’opiniâtreté à en recenser les représentations et de projets avortés pour aller l’écouter loin du port d’attache trégorois de Ma non Troppo, j’ai vu les fées enfin se pencher sur mon agenda : en cette fin septembre, grâce à une conjonction favorable des astres et sans doute à l’imminence de l’exceptionnelle éclipse de la pleine lune des récoltes, je pouvais me trouver en temps utile au Temple du Raincy où il était programmé.
Lord, what fools these mortals be ! (W. Shakespeare, A Midsummer Night’s Dream, III, 2) : il n’est rien de moins mystérieux qu’une église réformée mais c’est pourtant dans ce temple austère et clair que s’est levé le rideau sur un monde enchanté et un opéra baroque – au sens propre comme au figuré – instrumental : en un Prologue, cinq actes aux titres évocateurs (des citations de Shakespeare et de Virgile) et un Grand Ballet final, soit plus de 50 pièces musicales extraites des principaux opéras de Purcell, étaient convoqués pêle-mêle tous leurs personnages merveilleux – fées, sorcières, prophétesses, lutins, et autres farfadets, la Fairy Queen, Bonduca mythique reine de Bretagne, Didon et Enée et l’inusable Roi Arthur.
Un des violonistes nous lit des passages du Songe d’une nuit d’été entre chaque acte et aussitôt reprend son violon. L’ensemble baroque sonne joyeux, les fées sont là, les lutins sautent, Titania la blonde ignore la nuit, soudain rôdent les sorcières. By the pricking of my thumbs something wicked this way comes (W. Shakespeare, Macbeth, IV, 1), c’est le titre de l’acte II : les voilà, les sorcières, les furies. Ma non troppo fait un tour de force : donner par la simple évocation musicale le sentiment qu’elles sont là, dans ce lieu qui n’y croit pas, qu’elles traversent le chœur, l’une s’asseoit sur la table de communion, l’autre monte à la chaire, une troisième grimpe sur le vitrail à l’effigie de Calvin et pointe son balai sur Luther. Les flûtes s’envolent, le basson ricane. Les musiciens s’amusent, complices. On se détend avec une Chaconne à l’entracte, les lutins se reposent, les sorcières se désaltèrent. Les deux derniers actes font la part belle à la Fairy Queen, luxuriante partition souvent rendue pâle par l’exubérance scénique d’un spectacle total, ici mise en valeur sans perte de sens par la pureté de cette version de concert, comme si l’opéra y trouvait lui aussi le moyen d’y faire sa Réforme. Qu’importait de le voir en juillet ou en septembre : Spring, Summer, childing Autumn, angry Winter change their wonted liveries (W. Shakespeare, A Midsummer Night’s Dream, II, 1).
Henry Purcell (1659-1695), Fairy Tales.
Temple du Raincy (Seine-Saint-Denis), 26 septembre 2015
Ensemble Ma non Troppo
Bonduca, King Arthur, The Fairy Queen, The Prophetess, History of Timon of Athens, The Tempest, Dido and Aeneas
Chacony en sol mineur Z.730