La Revue de Musicologie
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La Revue de Musicologie – Tome 102, n° 2 (2016)

7 minutes de lecture

La deuxième livraison de l’année 2016 comprend à nouveau trois articles. Nahéma Khattabi livre une étude sur le répertoire polyphonique de la Renaissance qui apporte une pierre au renouvellement des recherches sur la musique profane de la fin de cette époque. En expliquant les mutations polyphonique et poétique dans le répertoire spécifique des voix de ville, son étude met en lumière les hésitations terminologiques qui participent à l’émergence du genre de l’air de cour. Le musicologue américain Ralph P. Locke, l’un des grands spécialistes de la question de l’exotisme musical, travaille cette notion au travers de deux opéras baroques exploitant le même livret, Alessandro nell’Indie de Métastase. L’article de Jean-Christophe Branger rejoint le Paris de l’Entre-deux-guerres du numéro précédent en proposant une étude sur les cheffes d’orchestre Eva Brunelli, Carmen Studer-Weingartner et Gertrud Herliczka, qui se pose comme un jalon d’une histoire des femmes chef d’orchestre en France.
Dans la rubrique Notes et documents, nous retrouvons J.-J.-Bonaventure Laurens, dans la correspondance qu’il a entretenue avec Robert Schumann après le décès de Mendelssohn. Cette édition est présentée, traduite et annotée par Jean-Jacques Eigeldinger. Laurent Guillo, enfin, fait état dans deux textes différents de découvertes d’œuvres perdues ou inconnues, retrouvées dans des recherches dans les fonds anciens de différentes bibliothèques

Yves Balmer, Rédacteur en chef

 


 

Dans la revue

 

Les réécritures des voix de ville. Un exemple des mutations de la chanson strophique au tournant des années 1570
Nahéma Khattabi

À partir de la seconde moitié du xvie siècle, les imprimeurs ou les compositeurs introduisent, en France, de nouvelles appellations en titre des livres qui leur permettent ainsi de distinguer une nou- velle catégorie musicale. Les expressions « voix de ville » puis « air de cour » sont en effet utilisées pour qualifier un certain type de chansons dont les caractéristiques les plus évidentes aux yeux du chercheur sont la forme strophique et l’usage d’un contrepoint note contre note. Ces répertoires, jusqu’alors publiés sous la simple étiquette « chansons », témoignent de mutations qui se manifestent notamment par le recours au format éditorial pour voix et instrument d’une part, et par le biais d’une attention à la prosodie d’autre part. Ce ne sont toutefois pas là les seuls changements remar- quables, comme l’attestent les chansons et les voix de ville d’Adrian Le Roy (1573), Jacques Arcadelt (1573) et Jehan Chardavoine (1576). Les modifications polyphoniques et poétiques que l’on observe dans leurs pièces témoignent en effet d’une volonté de mettre au goût du jour des répertoires anciens et nous permettent ainsi d’observer les transformations qui vont de pair avec l’émergence de l’air de cour dans la décennie 1570.

 

Alexander the Great and the Indian Rajah Puru.
Exoticism in a Metastasio Libretto As Set by Hasse and by Handel

Ralph P. Locke

Les travaux relatifs à l’exotisme musical ont largement laissé de côté les nombreux opéras baroques présentant des personnages extra-européens. Cet article étudie un livret d’opera seria dont le sous- continent indien est le lieu de l’intrigue – Alessandro nell’Indie (1729), de Metastase – et deux opéras (les deux de 1731) fondés sur ce livret : Poro re dell’Indie (Handel) et Cleofide (Hasse). Il est impossible de comprendre les manifestations d’exotisme dans les opéras baroques si on n’emploie qu’une approche étroitement limitée aux questions de style (ici dénommée « Exotic Style Only »). Bien plus riche est une approche large (« All the Music in Full Context ») qui porte l’attention également sur les paroles chantées, les actions et mouvements des personnages sur scène, sans oublier les stéréotypes culturels. Ce livret metastasien est rempli d’allusions – jusqu’ici peu discutées – à l’Inde, aux mœurs indiennes et aux comportements (supposés) des Indiens et Indiennes. Haendel et Hasse ont utilisé de nombreuses ressources musicales attendues à leur époque – tels certains traits musicaux qui convenaient particulièrement, pensait-on, à tel personnage furieux ou faible – afin d’intensifier la caractérisation des divers personnages « étrangers » évoqués dans le livret. Le comique que génère la scène des deux personnages indiens principaux (Poro et Cleofide) contraste vivement avec la dignité constante accordée au traitement d’Alessandro. Une scène avec le couple indien secondaire (Erissena et Gandarte) nous montre comment des personnages d’opéra qui « habitaient » un pays lointain peuvent néanmoins offrir un commentaire sur les mœurs européennes.

 

Être cheffe d’orchestre à Paris dans l’entre-deux-guerres. Les concerts symphoniques dirigés par Eva Brunelli, Carmen Studer-Weingartner et Gertrud Herliczka
Jean-Christophe Branger

Plusieurs musiciennes de l’entre-deux-guerres, comme Ethel Leginska, Antonia Brico, Jane Evrard, Nadia Boulanger ou Vítězslava Kaprálová, sont connues pour avoir été parmi les premières cheffes d’orchestre. L’accès des femmes à cette profession ne s’est pourtant pas effectué facilement et fait encore débat aujourd’hui. La question fut particulièrement vive lorsque plusieurs musiciennes étran- gères dirigèrent de grandes phalanges parisiennes. De 1924 à la veille de la Seconde Guerre mon- diale, les prestations de Leginska, mais aussi de personnalités méconnues – Eva Brunelli, Carmen Studer-Weingartner et Gertrud Herliczka –, suscitèrent à la fois curiosité, intérêt et, progressive- ment, l’enthousiasme de la presse qui analysa un mouvement touchant tous les milieux musicaux. Brunelli, Studer-Weingartner et Herliczka revendiquèrent en outre le droit de tenir la baguette, non pas ponctuellement, comme c’était encore souvent le cas, mais pour en faire pleinement leur métier. Ces différentes figures témoignent ainsi d’une évolution tangible de la société, l’accès des femmes au grade de chef d’orchestre relevant par ailleurs d’une double transgression puisqu’elles assumèrent un rôle traditionnellement masculin et dirigèrent parfois des orchestres encore composés majori- tairement d’hommes. Elles surent aussi accompagner l’évolution d’un métier, leur gestique – plus sobre – et leur relation à l’orchestre – moins despotique – étant sensiblement différentes de celles de leurs collègues masculins. Toutefois, cette évolution fut contrecarrée, en France, par le régime de Vichy dont les conséquences se font encore ressentir aujourd’hui.

 

Le Cantique sur la prinse du Havre de Grâce (1563) : une œuvre inconnue de Claude Goudimel ?
Laurent Guillo

La bibliothèque municipale de Havre a reçu en 2009, au sein d’un don de dessins, manuscrits et imprimés anciens, une pièce occasionnelle imprimée par l’atelier parisien d’Adrian Le Roy & Robert Ballard, relative à la reprise du Havre en 1563 par les troupes français catholiques et protestantes coalisées (Réserve R 2713). Le texte était déjà connu par une autre pièce publiée à Lyon la même année, mais celle-ci comporte deux cantiques à 3 voix et 4 voix, composés avec un caractère en ove très rarement utilisé dans cet atelier. Dans la mesure où Claude Goudimel avait fait publier en 1562 des Pseaumes de David traduictz par Clément Marot et Théodore de Besze avec ce caractère précisément (LRB no 77), et où ce compositeur était protégé par le maréchal de Vieilleville, souvent sollicité par la royauté durant les événements de la Première Guerre de religion, ces deux pièces semblent pouvoir lui être attribuées. La Prise du Havre de Guillaume Costeley, publiée en 1570 sur le même sujet, est également évoquée.

 

Découverte à la bibliothèque de Fels (Institut catholique de Paris) d’un recueil de messes contenant des œuvres retrouvées de Titelouze, Du Caurroy, Fontenay et Bournonville (Paris, 1587-1626)
Laurent Guillo

La découverte, à la bibliothèque de Fels (Institut catholique de Paris), d’un recueil de vingt-six messes provenant pour l’essentiel des presses de Pierre I Ballard à Paris permet de combler des lacunes importantes dans la connaissance de la production de cet imprimeur, dans la période 1607-1626. Le recueil contient sept éditions inconnues d’œuvres connues (d’Orlande de Lassus, Eustache Du Caurroy et Jean de Bournonville), et surtout huit œuvres inconnues : deux messes à 4 voix et deux messes à 6 voix de Jean Titelouze (travaillant à Rouen), deux messes à 4 voix de Du Caurroy (de Paris), une messe à 4 voix de Hugues de Fontenay (de Bordeaux) et des magnificat à 4 voix sur les huit modes de Bournonville (de Saint-Quentin). Le recueil provient de la bibliothèque des Minimes de Paris, bien connue par ailleurs, et en tant que tel fut certainement utilisé par Marin Mersenne.

 

J.-J.-Bonaventure Laurens. Correspondance avec Mendelssohn et Schumann
2. Correspondance complète avec Robert Schumann (1848-1853)

Jean-Jacques Eigeldinger

En avril 1848 J.-J.-Bonaventure Laurens s’adresse à Robert Schumann au prétexte de le voir rem- placer le regretté Mendelssohn dans le rôle d’informateur de la création musicale en Allemagne. S’ensuit, l’espace de presque six années, un rare échange épistolaire où se traduit la vénération – unique dans la France d’alors – de l’artiste méridional pour l’œuvre et la personne de Schumann, en qui il discerne une réincarnation romantique de J.-S. Bach, objet de son culte. C’est que les « miniatures » pianistiques et la musique de chambre schumanniennes lui parlent à l’égal du clavecin des xviie et xviiie siècles, répertoire qui lui est familier et n’entrave pas pour autant son enthousiasme pour un opéra comme Genoveva. En septembre-octobre 1853 Laurens entreprend un quatrième pèle- rinage artistique et musical en Allemagne avec en tête le projet de rivaliser avec Charles Burney, mais avant tout dans le but d’y faire la connaissance de Schumann. La rencontre a lieu à Düsseldorf l’es- pace d’une semaine à la mi-octobre, coïncidant avec l’arrivée du jeune Brahms et de Joachim chez Robert et Clara : véritable momentum. Leurs portraits dessinés par Laurens au milieu des musiques entendues communiquent à la postérité quelque chose de l’illumination reçue – laissant un sillage de mélancolie dans l’ultime lettre du 31 décembre 1853.

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