Dans la mise en scène de Katharina Wagner à Bayreuth, Tristan et Isolde se retrouvent confinés dans un bateau et cherchent en vain de sublimer leur désir dans la transfiguration
Des cet instant, les lois du jour — la haine, l’honneur et la vengeance —
sont devenues sans force sur leurs cœurs.
Les initiés pénètrent au monde nocturne de l’extase libératrice.
Et le jour [ …] ne pourra plus les ressaisir. ”
Denis de Rougemont Wagner, ou l’achèvement, 1956
Souvent un prélude ou une ouverture, contient les éléments clé du déroulement d’un opéra. A travers les thèmes et les ambiances, en quelques minutes s’esquisse ce qui se passera dans les heures à venir. Car quand on se rend à l’opéra, on connaît déjà la fin.
Dans Tristan et Isolde de Wagner, tout est encore plus compressé : un seul accord contient l’opéra dans sa globalité. Il s’agit du célèbre accord de Tristan (qui ne se résout que quatre heures plus tard), sur lequel de nombreux musicologues et compositeurs se sont creusés la tête, et qui a changé à jamais l’histoire de la musique.
Un accord instable est en quête d’une résolution, comme Tristan et Isolde qui, tels des notes d’une partition, cherchent à s’aligner dans un accord et à ne faire plus qu’un dans la transcendance d’une cadence parfaite.
Le jour, le monde extérieur avec ses conventions, ne le regarde pas. Tristan et Isolde appartiennent à la nuit, à un autre monde où tout ce qui compte est leur désir mutuel. Dans leur condition humaine, ce désir irrésistible et universel, où cohabitent sensuel et spirituel, ne peut être assouvi.
La mise en scène de Katharina Wagner à Bayreuth joue sur cette tension insatisfaite : il y a des escaliers qui ne se rejoignent pas, des barreaux qui séparent et un mariage arrangé auquel on ne peut pas se soustraire.
Tout se passe à huis clos, dans un bateau au milieu de la mer, d’où on ne peut pas s’échapper. Au deuxième acte on ne descend pas sur la terre ferme, en Cournouailles, et au troisième on ne suit pas Tristan en Bretagne.
Les trois actes se déroulent en un seul lieu, un espace-temps universel, où les protagonistes sont constamment surveillés et ne jouissent d’aucune liberté, tout comme les autres personnages, coincés par les conventions sociales.
Le bateau imaginé par Katarina Wagner est rythmé par une structure d’escaliers s’entremêlant sur plusieurs plans, où se déplacent les différents personnages qui essayent de se rejoindre ou de communiquer.
Mais ce décor, qui s’inspire des gravures surréelles de Piranesi ou d’Escher, est un labyrinthe où l’on est destinés à se perdre.
L’intrigue a aussi été rendu plus violent : au lieu de se rendre dans la forêt, Isolde et Brangäne sont incarcérées ; au lieu de se suicider, Tristan se fait poignarder dans le dos par le lâche et détestable Melot de Raimund Nolte ; et à la fin, Marke reprend possession de sa femme la ramenant avec lui.
Il est intéressant de noter comment dans cette production les couleurs et la lumière jouent un rôle narratif fondamental. Tristan et Isolde sont associés au bleu, couleur de la nuit, mais aussi du ciel et de la mer, et par extension de la liberté, de l’infini et de la transcendance. En tant que figures complémentaires qui avisent et essayent de protéger les protagonistes, Brangäne et Kurwenal sont dans les tons du vert.
Enfin le roi Marke et ses acolytes sont en jaune, la couleur du jour, du soleil et de la lumière révélatrice. Mais leur jeune est d’une tonalité désagréable : il tend au vert, au vert de l’envie, qui est le vrai moteur de tout cet acharnement envers les deux protagonistes.
Une autre couleur apparaît au troisième acte : le violet. Il s’agit de la couleur associée aux visions de Tristan, qui croit voir Isolde, mais qui à chaque fois disparaît ou se désintègre, pour ne laisser plus que des habits ou une perruque.
La lumière est constamment présente, en particulier au deuxième acte, où les hommes en jaune regardent les deux amants d’en haut, en les suivant avec des lampe. Nul doute qu’ils seront pris en flagrant délit.
En bas, les protagonistes se cachent et cherchent en vain de l’intimité : Brangäne protège Isolde en étendant un tissu derrière elle, puis Isolde construit une sorte de cabane, où elle se réfugie avec Tristan.
Dans un moment précieux et touchant — car nous savons qu’il ne durera pas longtemps — les deux amants accrochent des petites lumières au tissu déplié sur eux, en reconstituant le ciel étoilé de la nuit, seul moment où ils peuvent être ensemble.
Une forme géométrique revient régulièrement : le triangle. C’est celui de l’espace où se déroule le deuxième acte, la proue du bateau, puis la forme où apparaissent les mirages d’Isolde qui, telle un personnage d’une affiche du Jugendstil, s’y dessine à l’intérieur, sans visage, les longs cheveux roux tombant sur sa poitrine.
Nous remarquerons le moment très poétique où le mirage d’Isolde apparaît tout en hauteur et lance à Tristan un ruban bleu, qu’il attrape, comme s’il tenait un cerf-volant.
Tout le plateau est de très haut niveau ce soir : imposant et noble, René Pape est comme d’habitude un vilain parfait. Brangäne, admirablement interprétée par Christa Mayer, devient un personnage de premier plan, toujours aux côtés d’Isolde, qu’elle retient, conseille et protège, pendant que le Kurneval du très convaincant Iain Paterson fait de même avec Tristan. De ce dernier, incarné par Stephen Gould, on remarquera la belle voix chaleureuse et les dynamiques soignées et touchantes.
Petra Lang interprète une Isolde résolue, qui au premier acte essaye de se rebeller à son destin avec beaucoup de réalisme. Elle s’adresse fièrement à Tristan, qu’elle considère comme responsable de son triste destin, et le menace de toutes ses forces.
Lang n’étant pas en forme vocalement, c’est à Ricarda Merbeth qui est confiée la voix d’Isolde ce soir. Ce n’est pas évident de donner vie à un personnage en restant figée sur la droite de la scène, derrière un pupitre, et pourtant la soprano arrive à nous offrir une Isolde débordante d’énergie et d’expressivité.



Dans le sublime Liebestod, Merbeth déploie sa voix ample et brillante, et du fortissimo de l’orchestre (guidé par la baguette raffinée de Christian Thielemann), fait doucement surgir le mot “Welt-Atems” pour le développer magnifiquement dans l’espace.
Dommage que l’apothéose de son interprétation ne coïncide pas avec celle de la mise en scène : au lieu de trouver enfin l’Erlösung (le salut) dans la transfiguration et se réunir avec l’univers, les amants sont séparés. Tristan meurt et Isolde est à nouveau captivée par son mari.
Avec un goût amer dans la bouche, nous prenons acte d’une résolution qui ne sera que musicale et quittons la salle, nous aussi en quête d’une délivrance.