Alors que le meilleur d’avril déployait tout son savoir-faire sur la Bretagne pour nous faire oublier l’hiver et nous faire croire à l’été dès le début du printemps, quelle idée avait donc eu l’Orchestre Symphonique de Bretagne de programmer aux premiers beaux jours le Winterreise, avec son cortège de volets qui claquent, de rafales de neige et son voyageur déprimé ? C’est que sans doute lorsqu’on projette d’associer ce sommet musical de l’errance désespérée, ce point d’orgue sans issue écrit par Schubert en métaphore de sa propre fin, à des gwerziou, complaintes bretonnes qui chantent non pas l’amour mais ses impasses et l’affrontement qui en résulte pour les jeunes gens aux ténèbres et à la mort, il vaut mieux tabler sur une météo qui donne le sourire et éviter « ar mizioù du », les mois noirs, si on ne veut pas que le public aille se jeter dans la Villaine à l’issue du spectacle…
C’est Marthe Vassallo, celle qui a fait le patient travail de collectage de ces chants traditionnels et qui les chante pour nous aux côtés du Voyageur d’hiver, qui résume au début du spectacle l’état d’esprit dans lequel il faut aborder ce répertoire sinistre de tragédie intérieure : « regarder la mort très en face pour se sentir très vivant ». Et Marthe est bien vivante, elle, pas désespérée pour un sou même si elle sait de cette langue gutturale et liquide qu’elle nous envoie à la figure faire passer les accents poignants, et des mots de la souffrance le sens tragique. Jamais aussi vivante que lorsqu’elle doit prononcer « douleur », « tombe », « cadavre », « fin », comme une incantation conjuratoire. Les chants collectés, choisis pour correspondre aux étapes du périple schubertien, ont été mis en musique dans une œuvre orchestrale de Frédérique Lory (Avel Vis, Les Complaintes du vent d’est), au piano sur la scène, bienveillante tour de guet pour les musiciens de l’OSB parfois décontenancés par ces sonorités mêlant exubérance tragique et vain espoir de retour ou d’amour partagé.
Pour nous mettre dans l’ambiance bretonne, un Vent de l’ouest souffle et lève le rideau, dans une œuvre-prélude d’Alexandre Damnianovitch (1958-) autour de deux gwerziou tirés du Barzaz Breiz, ce recueil de chants populaires collectés et traduits au XIXe par un jeune nobliau breton, chartiste et apôtre d’un panceltisme romantique… Schubert n’est plus très loin… Dans cette orchestration riche qui dialogue avec le chant mais le laisse très autonome, métaphore d’une tradition de chant a cappella très usité pour les gwerziou, il me semble aussi entendre, si l’on suit les chemins creux des deux thèmes, quelques sonorités des Balkans, comme si un taraf s’était soudain emparé de cette celtitude.
Commence alors le Voyage, dont le héros s’incarne en deux identités, dont chaque pas est fait par une jambe d’est et une jambe d’ouest : un lied, puis un gwerz, un lied encore, un autre gwerz, chaque fois plus sombre. La parenté des mots allemands et bretons, ces langues du fond de la gorge (dont peut-être la prononciation était encore plus proche à l’époque de Schubert), nous apparaît soudain, les correspondances fonctionnent, cela marche ! C’est la version orchestrée par Hans Zender en 1993 qui, après une longue introduction – une sorte de marche des archets qui permet l’entrée en scène au sens strict des autres instruments, puissante exposition du périple dont la vigueur évoque Kurt Weill – accompagne le Voyageur, sous les traits et la voix du ténor néerlandais Marcel Beekman. On le connaissait dans un répertoire baroque pour sa magnifique Platée à l’Opéra-Comique l’an dernier et c’est avec plaisir qu’on l’a retrouvé sous une apparence masculine – qui lui sied finalement davantage… On restera sous le charme, jusqu’à la fatale rencontre avec le vielleux, de cette voix claire et sonore qui lance les mots du désespoir un à un comme autant de pétales de marguerite dont le décompte se termine toujours mal.
Pendant le Voyage, l’OSB n’est pas avare de talent pour sauver le malheureux du désastre de son cœur, usant d’instruments les plus inattendus pour accompagner Schubert (deux mélodicas, un accordéon, une guitare), faisant ronfler les mots bretons sur des solos de contrebasse ou de contrebasson, s’essayant même au Ton double plinn et au Bal plinn avant de se résoudre à accompagner l’infortuné Voyageur vers son destin. Mais on se souviendra longtemps de quelques merveilleuses étapes : un Rast (Repos) désarticulé et gisant, les cris du Corbeau repris au piano dans l’Air de Ker Is, et Der Leiermann dans lequel, malgré les tentatives de tous les instruments solistes pour couvrir le son de la vielle, on a bien cru reconnaître l’Ankou . « Regarder la mort très en face pour se sentir très vivant », on ne saurait mieux dire.
Vendredi 10 avril 2015, Opéra de Rennes
A. Damnianovitch Vent de l’ouest
F. Schubert Winterreise, orchestration H. Zender
F. Lory Avel Vis, Les Complaintes du vent d’est
Marthe Vassallo (collectage, chant, traduction), Marcel Beekman (ténor)
Orchestre Symphonique de Bretagne, direction : Ariane Matiakh
Projet Taliesin #2