Le Festival d’Aix-en-Provence propose une version de L’Ange de feu de Prokofiev venue de Pologne. Visions d’enfer et humour noir.
Il y a là du sexe et du sang, de la foi et de la sorcellerie, pas mal de névroses aussi. L’Ange de feu est un opéra troublant pour temps troublé. Son accouchement sous la plume de Sergueï Prokofiev qui en signe musique et livret fut aussi un long chemin de croix. Il en conçoit le projet dès 1919, à la lecture du texte éponyme du poète Valeri Brioussov, n’en achève l’orchestration qu’en 1927 mais ne verra jamais l’oeuvre en scène de son vivant. Prokofiev meurt en 1953. La première de L‘Ange de feu est donnée un an plus tard à Paris en version de concert, et deux ans plus tard en version scénique à la Fenice de Venise.
Sa musique expressionniste pour ne pas dire diabolique n’aura pas attendu si longtemps pour se faire entendre. Prokofiev, désabusé, en a glissé des bribes un peu partout dans son oeuvre, en particulier sa Troisième Symphonie. C’est pourquoi, même si on voit L‘Ange de feu pour la première fois, et qu’on aime Pierre et le Loup ou Roméo et Juliette, on est d’emblée musicalement à la maison dans cette extraordinaire partition.
Un cauchemar mémorable
Un peu de réconfort dans ce monde de brutes, car théâtralement, c’est une autre affaire, une très sombre affaire, dès l’origine dans le livret de Prokofiev, et à fortiori dans cette mise en scène du polonais Mariusz Trelinski qui nous arrive du théâtre Wielki de Varsovie, coproducteur du spectacle avec Aix et l’Opéra de Norvège.



Soit donc Renata, élève d’un pensionnat de jeunes filles, qui voit apparaître l’irrésistible Madiel, ange de feu dont elle tombe amoureuse, puis raide dingue dès qu’il accepte, à sa demande à elle, de lui faire l’amour. Madiel, ange déchu, l’abandonne. Renata, passablement secouée, le cherche partout, croit l’avoir retrouvé dans cet Heinrich qu’elle dit avoir aimé ensuite. Elle rencontre Ruprecht qui ne demande qu’à l’aider. Ruprecht tue Heinrich. Renata tue Ruprecht, se réfugie au couvent où, convaincue de sorcellerie par le Grand Inquisiteur, elle est condamnée à la torture et au bûcher. Voilà pour l’intrigue initiale émaillée de quelques épisodes plus fantastiques encore : une nuit avec des esprits frappeurs, une visite chez le mage Agrippa von Nettesheim, une soirée meurtrière en compagnie de Méphistophélès et du Docteur Faust, son acolyte inévitable… Mémorable cauchemar !
Un festival d’humour noir
Le metteur en scène polonais Mariusz Trelinski, en fait une lecture contemporaine – le docteur Glock injecte les antidépresseurs à haute dose -, psychanalytique – l’essentiel s’y joue au lit ou sur un divan – . Il transforme cette visite dangereuse dans les diverses prisons de Renata (mentale, sociale ou religieuse) en un festival d’humour noir qui, s’il ne respecte pas à la lettre l’esprit de l’oeuvre, nous permet d’en sortir, malgré tout, avec le sourire.
Imaginez par exemple et pour commencer puisque c’est la première scène, la tête de Ruprecht, l’excellent baryton Scott Hendricks, seul américain de la distribution, quand, descendu à la manière d’un banal représentant de commerce dans un hôtel interlope, il monte dans sa chambre pour un repos bien mérité, arrive en caleçon dans sa salle de bains, et tombe sur cette Renata, passablement dénudée, en pleine crise d’hallucinations, et toute prête à le prendre pour son ange de feu… Eh bien, en bon citoyen, il commence, piteux, par renfiler son pantalon avant de se porter à son secours…
Un engagement physique et vocal saisissant
Le tout est à l’avenant fort bien servi par le décor du slovaque Boris Kudlicka qui compartimente l’espace en 9 cellules sur 3 niveaux avec ascenseur et tout le confort moderne. Les personnages se démultiplient. Tandis que Ruprecht cède au premier niveau à la volonté de Rénata de tuer Heinrich, un autre Ruprecht saute à la corde que font tourner pour lui les pensionnaires du collège à l’étage inférieur. L’action est partout. Le spectacle est total, captivant.



Il doit beaucoup à l’impressionnante Renata de la soprano lituanienne Ausrine Stundyte qui tient la scène pratiquement d’un bout à l’autre. Elle hallucine, souffre, aime, lutte et tue avec un engagement physique et vocal tout à fait saisissant. D’autant plus méritoire qu’il n’y a pas à proprement parler d’airs ou de ritournelles pour elle dans la partition. C’est l’ensemble de sa confrontation à l’orchestre et à ses partenaires, tout en récitatifs, qui lui tient lieu de morceau de bravoure. Une performance rare.
Une conscience claire et lucide de la défaite
Sous la baguette précise, millimétrée, inspirée, du chef japonais Kazushi Ono qui connait bien cette oeuvre pour l’avoir donnée à Lyon il y a deux ans, l’Orchestre de Paris lui donne une réplique impeccable. Agile, puissant, nuancé, subtil, il tient parfaitement son rôle de personnage à part entière, essentiellement démoniaque, que lui confère Prokofiev dans cette partition haletante, audacieuse, complexe, énergique jusqu’au vertige, et où le moindre relâchement tournerait à la confusion.
Et on se souvient longtemps après l’avoir entendu du glissando virevoltant des cordes, lancinant et presque douloureux, dans la fameuse scène des esprits frappeurs de l’acte 2. Comme une vision fugitive de l’enfer et de ses tourments. “La contemplation de la chute dans une conscience claire et lucide de la défaite” résume parfaitement Mariusz Trelinski.