Carmen de Georges Bizet mis en scène par Dmitri Tcherniakov – Festival d’Aix-en-Provence 2017 © Patrick Berger / artcompress
Carmen de Georges Bizet mis en scène par Dmitri Tcherniakov – Festival d’Aix-en-Provence 2017 © Patrick Berger / artcompress

Carmen : thérapie par le jeu

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Après la sulfureuse Carmen de Calixto Bieito présentée il y a quelques mois à Paris dans une version captivante qui a néanmoins divisée la critique et les spectateurs, voici qu’une autre production attire les avis tranchés au festival d’Aix-en-Provence. En effet, Dmitri Tcherniakov, qui a monté un bien joli conte de printemps avec La fille de Neige en avril dernier, signe une proposition audacieuse, débarrassée du folklore hispanique et intégrée dans une mise en abyme percutante.

C’est un espace tout à fait impersonnel qui ouvre l’opéra de Bizet. Une multitude de canapés en cuir noir sont agencés sur le plateau comme dans une salle d’exposition de salons au cœur d’un magasin de meubles. Un couple entre et s’entretient avec un mystérieux agent. L’homme va participer à une histoire dont le sujet sera Carmen. Les dialogues sont parlés, la musique n’a pas encore débuté. L’homme est laissé par son épouse. C’est alors que l’ouverture musicale le fait sursauter et que la salle où il se trouve s’éclaire progressivement, comme s’il était à Versailles. Tel un prisonnier ou un aliéné, il doit se défaire de sa montre, de son portefeuille et de son téléphone. Lunettes de soleil vissées sur le nez, il se laisse doucement imprégner par la musique et glisse dans cette thérapie mystérieuse qui devrait le changer à jamais dans un jeu de rôle prenant.
Dmitri Tcherniakov choisit d’assumer entièrement sa transposition dans un décor unique. Il remet aux principaux protagonistes hommes un petit écriteau avec leur rôle à épingler sur leur chemise. Il propose une réelle relecture de l’œuvre. Les indications scéniques sont lues comme un scénario. Au premier abord, cela nous déroute puis nous nous laissons embarquer dans cette histoire, notamment grâce à une formidable distribution, avec en tête une Stéphanie d’Oustrac explosive.

Carmen de Georges Bizet mis en scène par Dmitri Tcherniakov– Festival d’Aix-en-Provence 2017 © Patrick Berger / artcompress
Carmen de Georges Bizet mis en scène par Dmitri Tcherniakov– Festival d’Aix-en-Provence 2017 © Patrick Berger / artcompress

La mezzo-soprano campe une Carmen qui fait une entrée un peu gauche et maladroite avant de devenir femme fatale attirant tous les regards. Son air de « L’amour est un oiseau rebelle » dans une posture provocante, séductrice libérée et sûre d’elle, lui confère une dimension très charismatique qui verse parfois dans l’excès d’interprétation, contrebalancé par une perfection vocale exceptionnelle. Elle se donne en spectacle et assure le show sans jamais passer pour une diva. [epq-quote align=”align-left”]Stéphanie d’Oustrac irradie, enchante et conquiert tout l’espace[/epq-quote]. Michael Fabiano est un Don José qui chante peu mais qui se doit d’assurer une présence scénique exemplaire. Tantôt homme blasé et réticent, tantôt empêtré dans les dégâts provoqués par la passion, il colore chacune de ses scènes avec un aspect psychologique creusé profondément pour nous faire réfléchir sur ce qui se passe lorsque la raison est troublée par des sentiments extérieures qui embrument l’esprit. Il s’ouvre vocalement comme une fleur du printemps. Leur ultime duo allie profondeur et émotion. Elle, très digne et lui, aux abois, pour une bascule dans l’antre de la folie passionnelle. Elsa Dreisig, l’air niais des amoureuses optimistes, est éblouissante en Micaëla, antithèse de Carmen. Femme coincée, sérieuse et droite, sa ligne de chant est tout aussi précise que les plis de son tailleur rose pâle. Michael Todd Simpson est un Escamillo playboy qui enclenche dès son arrivée le mode conquérant en terres connues.

La direction musicale de Pablo Heras-Casado est très attentive. Elle aide et accompagne les chanteurs dans leurs intentions scéniques, psychologiques et vocales. Une belle alchimie naît au détour d’un dialogue réelle entre la fosse et la scène.
Carmen de Bizet a souffert de soixante années d’absence au Festival d’Aix-en-Provence pour cet opéra qui demeure parmi les œuvres lyriques les plus jouées à travers le monde. Faisant scandale lors de sa première, elle a depuis été réhabilitée. En replaçant Don José au centre de l’intrigue qui relègue Carmen au second plan, la version de [epq-quote align=”align-left”]Que l’on adore ou que l’on déteste, on ne peut être indifférent.[/epq-quote]Tcherniakov prend pour certains la saveur d’un rendez-vous manqué auquel nous nous sommes rendus sans aucun regret et avec aucun élément pouvant alimenter la polémique qui couve lentement. Que l’on adore ou que l’on déteste, on ne peut être indifférent. Dans un but thérapeutique, Tcherniakov réactive notre capacité à nous laisser encore surprendre par un classique du genre en nous bousculant et nous transportant hors des sentiers battus. Il faut juste accepter d’y aller sans attentes, avec juste l’envie de découvrir une nouvelle œuvre, un nouveau regard, un autre souffle sur un opéra qui a été maintes fois proposé en version classique et qui hérite ici d’une identité propre, différente, novatrice, audacieuse et assumée.

 


Carmen
Opéra-comique en quatre actes
Musique : Georges Bizet
Livret : Henri Meilhac et Ludovic Halévy d’après la nouvelle de Prosper Mérimée
Direction musicale : Pablo Heras-Casado
Mise en scène, décors et costumes : Dmitri Tcherniakov
Costumes : Elena Zaitseva
Lumière : Gleb Filshtinsky
Durée : 3h00 avec entracte

Distribution :
Carmen : Stéphanie d’Oustrac
Don José : Michael Fabiano
Micaëla : Elsa Dreisig
Escamillo : Michael Todd Simpson
Frasquita : Gabrielle Philiponet
Mercédès : Virginie Verrez
Zuniga : Christian Helmer
Moralès : Pierre Doyen
Le Dancaïre : Guillaume Andrieux
Le Remendado : Mathias Vidal

Du 4 au 24 juillet 2017 à 19h30 au Grand Théâtre de Provence, dans le cadre du Festival d’Aix-en-Provence.

Retransmis en direct sur France Musique le 6 juillet 2017 et en léger différé sur Arte et Arte Concert le 6 juillet 2017 à 20h50.

Professeur des écoles le jour, je cours les salles de Paris et d'ailleurs le soir afin de combiner ma passion pour le spectacle vivant et l'écriture, tout en trouvant très souvent refuge dans la musique classique. Tombée dans le théâtre dès mon plus jeune âge en parallèle de l'apprentissage du piano, c'est tout naturellement que je me suis tournée vers l'opéra. A travers mes chroniques, je souhaite partager mes émotions sans prétention mais toujours avec sensibilité.

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