Marie-Nicole Lemieux
Marie-Nicole Lemieux (Carmen) © D. Rouvre

Carmen au Théâtre des Champs-Élysées, sur ses pas nous nous pressons tous

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On ne présente plus Carmen, l’opéra le plus connu de Georges Bizet, peut-être l’opéra français le plus joué au monde (avec Faust de Gounod). Mais son incontestable popularité ne doit pas faire oublier les audaces musicales qu’il contient. Doit-on en rappeler l’intrigue, librement adaptée de la nouvelle éponyme de Prosper Mérimée ? Dans une Espagne au folklore légèrement fantasmé, le brigadier Don José aime Micäela qui aime Don José. Mais Carmen, la bohémienne, aime aussi Don José, qui abandonne donc Micaëla pour suivre Carmen. Mais Carmen aime finalement le toréador Escamillo. Elle abandonne donc José qui abandonne donc toute retenue et la poignarde. C’est simple, non ?

 

Le Théâtre des Champs-Élysées nous proposait donc deux représentations de concert, qui marquaient la double prise de rôle de Marie-Nicole Lemieux et Michael Spyres dans les rôles principaux.

On a pu lire que Marie-Nicole Lemieux estimait ne pas avoir tout à fait le physique du rôle. Allons, allons !… Carmen est d’abord une affaire de voix, évidemment, mais aussi de personnalité. Et de la personnalité, Marie-Nicole Lemieux n’en manque pas. Elle est donc loin d’être ridicule. C’est même tout le contraire !
Lemieux ne tente naturellement pas de singer les incarnations de ses consœurs. Elle n’est pas une Carmen ténébreuse et mystérieuse mais met à profit ses atouts pour incarner une bohémienne finalement très crédible. D’abord charmeuse et mutine aux deux premiers actes, jouant presque la fausse ingénue, elle se transforme de manière sidérante entre les actes II et III. Progressivement, elle se métamorphose en véritable fauve, jusqu’à une scène finale absolument saisissante de tension croissante. Dans le dernier duo (C’est toi ?), elle se tient immobile pendant presque 10 minutes, le corps progressivement secoué de spasmes. Et il faut l’entendre lancer son dernier Laisse-moi passer, mâchoire serrée, crispée par la colère, et terminer par un Tiens ! vociféré, effrayant, à  la limite du rugissement hystérique. Le silence absolu qui se fait dans le théâtre (même les tousseurs se sont tus) manifeste la qualité d’écoute d’un public tétanisé. On n’espère plus qu’une chose : que Marie-Nicole Lemieux incarne enfin ce rôle dans une vraie production scénique.

À ses côtés, Michael Spyres fait également sensation. On admet qu’on ne l’attendait pas vraiment dans ce rôle. Et pourtant, quel Don José remarquable ! Sa fréquentation régulière d’autres répertoires (Rossini et Mozart principalement) lui permet d’incarner un brigadier extrêmement stylé. En effet, rares sont les ténors capables de terminer l’air « La fleur que tu m’avais jetée » sur le pianissimo pourtant indiqué sur la partition. Il trouve même le moyen d’y ajouter un messa di voce complètement maîtrisé, comme ça… cadeau ! La longueur de la voix impressionne tout autant que le souffle et la variété des nuances. Mais Michael Spyres ne se contente pas d’être un formidable technicien. Soucieux de l’expression et de l’intonation appropriées à chacune de ses phrases, son Don José est absolument convaincant. Pour ne rien gâcher, le français est très intelligible, y compris dans les dialogues parlés. Prise de rôle réussie donc, et comme pour Marie-Nicole Lemieux, on attend maintenant de le voir dans une Carmen scénique.

De la Micaëla de Vannina Santoni, on remarque d’abord les « nattes tombantes » décrites dans le livret. Le timbre de la chanteuse est riche et très beau, mais au premier acte, la voix est légèrement instable. Ça bouge dangereusement dans le duo « Parle-moi de ma mère! ». Au troisième acte, peut-être plus à l’aise, Vannina Santoni délivre un « Je dis que rien ne m’épouvante » très réussi, chanté d’une voix bien plus assurée.

Avouons une relative déception au sujet de Jean-Sébastien Bou. Lui qu’on a tant de fois adoré semble ici ne pas réussir à s’imposer dans le rôle d’Escamillo. Sa célèbre entrée sur « Votre toast … je peux vous le rendre » nous fait même entendre de gros problèmes de justesse. Alors certes, le personnage du toréador est un peu fait « tout d’une pièce », sans grande subtilité et assez peu développé psychologiquement. Mais à côté de Spyres, on se demande quand même comment la bouillonnante Carmen/Lemieux peut quitter Don José pour un Escamillo aussi falot. Néanmoins, on a hâte d’entendre Jean-Sébastien Bou – qui demeure un formidable artiste – dans le Fantasio d’Offenbach, qui débute dans quelques jours au Théâtre du Châtelet.

Simone Young dirige Carmen
Simone Young © Bertold Fabricius

Le reste de la distribution n’appelle pas de réserve particulière. Tous les interprètes, y compris dans les rôles d’utilités, possèdent une diction claire et distincte qui ne nous fait pas regretter l’abandon des récitatifs de Guiraud.

C’est la chef d’orchestre australienne Simone Young qui conduisait les forces de l’Orchestre National de France. On notera quelques décalages vite rattrapés (en particulier dans le quintette « Nous avons en tête une affaire » dont on craint un instant qu’il file droit dans le mur). On pourra trouver les cuivres très – voire trop – sonores. Mais on admire ce tempo fluide, cette énergie qui ne faiblit jamais, et les magnifiques couleurs que Simone Young parvient à tirer de l’ONF – notamment dans les interludes orchestraux – dans une partition où il n’est pas simple de faire original.
Coup de chapeau également aux impeccables chœurs de Radio France ainsi qu’aux enfants de la Maîtrise de Radio France, formidables dans « Avec la garde montante ». Leur plaisir à être sur scène est visible et communicatif.

Signalons pour terminer que cette Carmen enthousiasmante a fait l’objet d’une captation et sera diffusée le 19 février sur France Musique dans l’émission « Dimanche à l’Opéra ». Si vous avez manqué le spectacle au TCE, il est donc encore temps de vous rattraper.

 


Carmen
Opéra en 4 actes de Georges Bizet
Livret de Henri Meilhac et Ludovic Halévy
Créé en mars 1875 à Paris
Carmen : Marie-Nicole Lemieux
Don José : Michael Spyres
Micaëla : Vannina Santoni
Escamillo : Jean-Sébastien Bou
Frasquita : Chantal Santon-Jeffery
Mercédès : Ahlima Mhamdi
Moralès : Frédéric Goncalves
Le Dancaïre : Francis Dudziak
Remendado : Rodolphe Briand
Zuniga : Jean Teitgen
Maîtrise de Radio France
Chœur de Radio France
Orchestre National de France
Direction : Simone Young
Mise en espace : Laurent Delvert
2 février 2017 au Théâtre des Champs-Élysées

Biberonné à la musique classique dès le plus jeune âge, j’ai découvert l’opéra à l’adolescence. En véritable boulimique passionné, je remplis mon agenda de (trop) nombreux spectacles, tout en essayant de continuer à pratiquer le piano (en amateur). Pour paraphraser Chaplin : « Une journée sans musique est une journée perdue »

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