L’Hèbre roula sa tête encor toute sanglante:
Là, sa langue glacée et sa voix expirante,
Jusqu’au dernier soupir formant un faible son,
D’Eurydice, en flottant, murmurait le doux nom:
Eurydice! ô douleur !… touchés de son supplice,
Les échos répétaient : Eurydice! Eurydice!
Jacques Delille (1738-1813)
Ressusciter Eurydice, c’est la mission d’Orphée, dont “le chant a le pouvoir d’enchanter les bêtes sauvages et d’amadouer les dieux”. Ressusciter Orphée, c’est celle de l’équipe baroque de Samuel Achache, Jeanne Candel et Florent Hubert, dont le foisonnement interprétatif a le pouvoir d’enchanter le mythe et d’amadouer le public. Ressusciter l’opéra des origines, c’est celle du Théâtre des Bouffes du Nord, dont les murs déchirés et la scène brute ont le pouvoir de nous rappeler que l’opéra se construit à même les cintres avec des outils, des objets, des instruments de musique et des chanteurs/acteurs/musiciens, avec des choses et des gens, du bois et de la chair.
On se souvient de l’hilarant Crocodile trompeur, revisitation de Didon et Énée, puis de Fugue, fable musicale satellisée au pôle Sud. Montés également aux Bouffes du Nord, également par cette folle compagnie dont le nom – La Vie brève- résonne ici comme une morsure de serpent, comme un regard de trop. Eurydice a la vie trop brève, envenimée le jour de ses noces. Eurydice a la résurrection trop brève, effacée d’un coup d’œil. Brièveté du bonheur d’Orphée, lorsqu’Eurydice lui était bientôt promise : “Il est si heureux qu’il ne désire plus rien qu’il n’ait déjà”, nous dit sa mère, installée lascivement dans une méridienne pour annoncer à une brochette de demi-dieux le futur mariage de leur frère. “Je suis mort en Arcadie”, nous dit le sous-titre de cette composition théâtrale et musicale : c’est bien de la vie brève d’Orphée qu’il est ici question.

Samuel Achache et Jeanne Candel font exploser les codes du récit autour du texte surtitré — heureusement pour le spectateur, mêlant références antiques bucoliques et scènes burlesques, unité de lieu et spectacle de rue, fidélité au livret de Striggio et improvisations débridées.
Contrebasse, violoncelle, viole, violon, piano, batterie, cymbales (incroyable dieu Pan, inconcevable arbre de cymbales ambulant — que dis-je, sautant et caracolant partout), flûte, clarinette, trompette, trombone, saxo. Non, pas de lyre. Orchestre surgi de nulle part, instruments solos surgis de toutes parts. Florent Hubert n’en est pas à son coup d’essai : outre les productions de La Vie brève, il vient de signer l’arrangement musical pour Traviata, vous méritez un avenir meilleur de Benjamin Lazar. Pas de recette facile chaque fois réutilisée, mais un style bien à lui : tordre la partition pour une formation improbable, faire surgir des matériaux musicaux insolites au milieu d’une interprétation fidèle à la note comme à l’esprit, ici allégorie de la transition du contrepoint polyphonique à la mélodie accompagnée harmonique, oser laisser la voix se débattre avec cette pâte musicale subtile et étrange, allégorie de la transition opératique inaugurée par Monteverdi.
Le verbe appelle la musique, un troublant Possento spirto s’accompagne des seules cordes du piano, la lamentation d’Orphée (Jan Peters) parvenu aux Enfers s’élève sur celles d’un violoncelle, Pluton (Florent Hubert) mêle chant et clarinette basse pour accorder à l’homme-chant le privilège de remonter du royaume des ombres. On songe alors que jamais les teintes minérales et les aspérités rocailleuses de la scène des Bouffes du Nord n’ont été mieux utilisées que pour figurer l’Hadès.
Des apiculteurs s’invitent dans le récit, le suave miel d’Arcadie vient tapisser la voix d’Eurydice (Marion Sicre) une deuxième fois disparue et laisse sur les lèvres le goût de l’évanescence. Finale tout en cordes, arpèges majeurs.
Je suis mort en Arcadie. Et in Arcadia ego, en traduction libre ? Dans ce memento mori, certains ont vu la révélation du lieu du tombeau du Christ. Orphée, lui, connaît l’endroit de la porte des Enfers, celle qui permet d’y entrer et d’en sortir, seul.