Gianluigi Gelmetti
Gianluigi Gelmetti © OPMC / Alain Hanel

La Cathédrale de Beethoven

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Le musicologue Jan Swafford décrit la Missa Solemnis comme « la cathédrale sonore de Beethoven ». La métaphore est juste, non seulement en raison du caractère sacré du texte, mais aussi par son envergure monumentale. Elle dure plus de 80 minutes ; à l’exception de son opéra Fidelio, c’est l’œuvre la plus longue de Beethoven. Comme la Neuvième symphonie, la sonate « Hammerklavier » et les variations « Diabelli », dont elle est contemporaine (datant de la fin de la vie du compositeur), la Missa Solemnis n’adopte aucune forme existante, mais suit un plan personnel et infiniment libre. Elle est écrite pour une formation gigantesque (au moins 150 musiciens), comprenant, outre les instruments usuels pour un grand orchestre, un contrebasson (également présent dans la Neuvième symphonie), trois trombones et un orgue, auxquels se joignent un chœur (assez nombreux pour ne pas être noyé par l’orchestre) et quatre solistes vocaux.

Beethoven a pris presque cinq ans pour l’achever. Lorsqu’elle fut jouée pour la première fois en 1824, l’occasion pour laquelle elle avait été destinée (la cérémonie d’intronisation de son élève l’archiduc Rodolphe au rang d’archevêque d’Olmütz) était passée depuis quatre ans !
Dans le portrait le plus célèbre de Beethoven, peint en 1819-1820 par Joseph Karl Stieler (1781-1858), le compositeur est représenté en train de composer la Missa Solemnis. Beethoven lui-même considérait que sa Missa Solemnis couronnait toute son œuvre. Une représentation de la Missa Solemnis est donc toujours un grand événement.

Pour le concert du dimanche 30 janvier à l’Auditorium Rainier III, l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo, sous la direction de Gianluigi Gelmetti, s’est joint au Chœur de la Radio Hongroise et aux solistes Aga Mikolaj (soprano), Charlotte Hellekant (mezzo-soprano), Christian Elsner (ténor) et Nathan Berg (basse).

Dès le début du Kyrie, Gianluigi Gelmetti s’insère dans la tradition de Toscanini, chef d’orchestre au rythme inflexible, voire métronomique. Les premiers accords majestueux sont suivis de deux courts accords dans les cordes, piano, chacun séparé par un silence. Or, Gelmetti ignore ces silences, pourtant riches en émotion, et malgré l’indication de Beethoven assai sostenuto avance à toute allure vers l’entrée des solistes. Son approche peut-être trop rigide ne permet ni le rubato, ni la ponctuation d’épisodes contrastés, ce qui est particulièrement regrettable dans le Kyrie (au début du « Domine Deus »), et dans le Gloria, où chaque retour du thème principal, ascendant en crescendo, doit surprendre, ou au moins être bien marqué.

Gelmetti est également quelque peu décevant dans sa maitrise de l’équilibre sonore. Il interprète les trois premières parties de la messe sans nuance, comme des grands blocs de son monolithiques. Pour entendre un vrai pianissimo, il faut attendre jusqu’au « Et incarnatus est » du Credo.  Entre temps on regrette de nombreux pianissimi ratés, comme la fugue sur « Amen » dans le Credo, pourtant indiquée pianissimo par Beethoven. De la même manière, un pianissimo juste avant le « Hosanna in excelsis » aurait rendu ce passage plus passionné.

Les musiciens de l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo ont néanmoins joué avec dévouement. La violoniste Liza Kerob a interprété la partie solo dans le Benedictus avec intensité, s’insérant harmonieusement dans le quatuor des solistes-chanteurs.  En même temps, les deux clarinettes jouant en tierces répondaient doucement au violon avec une justesse très appréciée. Les instrumentistes ont brillé surtout dans la dernière partie « Agnus Dei » avec le cri plaintif du basson au début, le chant noble du trio de trombones, et les interjections guerrières des trompettes et des timbales.

Fort de soixante voix, le Chœur de la Radio Hongroise, dirigé par le chef de chœur Zoltán Pad, a projeté d’impressionnants arcs-boutants de son pour soutenir cette cathédrale musicale. Le rôle du chœur est égal à l’orchestre et la tessiture pour les sopranos est péniblement haute, comme souvent chez Beethoven, que les sopranos de son époque avait surnommé « le tyran des voix ». D’ailleurs lors de la création de la Neuvième symphonie plusieurs sopranos n’ont pas hésité à omettre les notes les plus aiguës. Ce n’était pas le cas pour les sopranos du Chœur de la Radio Hongroise, qui chantaient avec une facilité étonnante. Les hommes étaient tout aussi impressionnants, notamment dans le « Quoniam » du Kyrie.

Les solistes vocaux ont été excellents individuellement, mais ne formaient pas un quatuor de voix assorties. La soprano Aga Mikolaj a un timbre de voix argenté et un legato sans faille ; son « Amen » ascendant à la fin du Credo était l’un des plus beaux moments du concert. Le ténor Christian Elsner a la voix puissante et expressive, mais chante un cran plus fort que ses collègues, ce qui a causé un déséquilibre gênant, tout particulièrement au début du Sanctus.

La mezzo-soprano Charlotte Hellekant et le basse Nathan Berg ont chanté avec plus de nuances, sculptant leurs phrases avec une grande subtilité, mais ils étaient parfois inaudibles. Il est possible que ce soit un défaut dans l’acoustique de l’Auditorium Rainier III qui amène certains chanteurs à forcer, car ce n’est pas la première fois que nous le remarquons, mais le Maestro Gelmetti, Directeur Musical à Monaco pendant plusieurs années, qui connaît bien cette salle, aurait pu régler ces problèmes d’équilibre entre les solistes lors des répétitions.

 « Prière pour la paix intérieure et extérieure ». Beethoven a écrit cette phrase émouvante en marge des esquisses de la Missa Solemnis. Même si la vision de Gelmetti laisse trop peu de place à l’intériorité, les accords du « Dona nobis pacem » émeuvent et nous laissent bouche bée devant la splendeur de cette œuvre inégalée.

Jacqueline Letzter et Robert Adelson, historienne de la littérature et musicologue, sont les auteurs de nombreux livres, dont Ecrire l'opéra au féminin (Symétrie, 2017), Autographes musicaux du XIXe siècle: L’album niçois du Comte de Cessole (Acadèmia Nissarda, 2020) et Erard: a Passion for the Piano (Oxford University Press, 2021). Ils contribuent à des chroniques de concerts dans le midi de la France.

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