De la maison des morts © Elisa Haberer / Opéra national de Paris
De la maison des morts © Elisa Haberer / Opéra national de Paris

De la maison des morts de Chéreau à l’Opéra de Paris

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Jusqu’au 2 décembre, l’Opéra de Paris accueille en ses murs « De la maison des morts » de Janáček dans la production de Patrice Chéreau. C’est même un double hommage qui est rendu au metteur en scène disparu en 2013, dans la mesure où une exposition* lui est également consacrée au Palais Garnier (jusqu’en mars prochain)

 

Ce spectacle créé en 2007 lors des Wiener Festwochen avait ensuite été repris à Amsterdam et à Aix-en-Provence, et capté pour un DVD paru chez Deutsche Grammophon. Avec le Ring légendaire de Bayreuth (1976), il s’agit certainement là d’une des productions les plus puissantes et les plus abouties de Patrice Chéreau. L’événement est donc de taille, et il y avait beaucoup d’attentes autour de cette « nouvelle production » pas vraiment nouvelle… mais vraiment attendue.

De la maison des morts © Elisa Haberer / Opéra national de Paris
De la maison des morts © Elisa Haberer / Opéra national de Paris

Le livret du compositeur est directement adapté de Souvenirs de la maison des morts (Записки из Мёртвого дома) de Fiodor Dostoïevski, où l’écrivain évoque sa propre expérience du bagne. La force de cet opéra et du travail de Chéreau est de composer, à partir d’une juxtaposition de scènes d’apparence triviale, un récit infiniment poétique et saisissant, de montrer l’ordinaire (des hommes qui attendent pour manger, qui s’habillent après leur douche…) pour en révéler la dimension universelle et symbolique.

On est frappés de voir à quel point on assiste à un spectacle total et cohérent. Rapidement, on ne différencie plus la part de l’orchestre, du chant, du jeu, de la mise en scène. Tout correspond si bien et se répond tellement parfaitement que même le tintement des fers attachés aux pieds des prisonniers devient un élément presque aussi musical que scénographique.

On admire la reconstitution méticuleuse du travail de Chéreau**, ce décor unique, à la fois sobre et imposant, gigantesque et oppressant, imaginé par Richard Peduzzi, cette direction d’acteurs, fine, violemment réaliste, brillamment réglée, autant dans les scènes de groupes que dans la gestion des individus.
À ce titre la scène de théâtre dans le théâtre (au II acte) est un modèle du genre. Cette scène, située littéralement au centre de l’œuvre, montre des prisonniers jouant pour d’autres prisonniers, eux-mêmes assis sur des gradins faisant face au public de Bastille. Ce bref moment où les bagnards se divertissent, échappent à l’horreur de leur enfermement – et où émergent temporairement des couleurs chaudes au milieu des costumes gris et marron – est fascinant et bouleversant.

De la maison des morts © Elisa Haberer / Opéra national de Paris
De la maison des morts © Elisa Haberer / Opéra national de Paris

Boulez n’est plus. Pour soutenir ce travail de résurrection, c’est donc Esa-Pekka Salonen qui prend la baguette de l’Opéra de Paris. Sa direction claire et analytique rend compte à merveille de la complexité d’écriture – parfois même de l’agressivité musicale – de Janáček. Jouant sur les ostinatos de l’orchestre, il imprime à la partition une dimension véritablement suffocante, et ce dès l’ouverture au ton tragique. Malgré la brièveté de ses interventions, le chœur de l’Opéra de Paris montre également une très belle qualité sonore collective.

Sur le plateau, la distribution relève presque de l’idéal et réunit une panoplie de chanteurs aux timbres extrêmement différenciés (qualité indispensable dans la mesure où le casting est presque exclusivement masculin). Il faudrait citer chacun des interprètes de la soirée, mais on s’attardera sur les qualités de projection et de diction de Peter Hoare, sur Willard White, dont la voix, pourtant abîmée, se met au service d’une bouleversante incarnation de Gorjančikov, d’abord prisonnier humilié et mis à nu devant ses compagnons, et dont la libération semble faire émerger un regain d’espoir auprès de ses codétenus. Eric Stoklossa reçoit également un triomphe mérité pour son interprétation touchante et juvénile d’Aljeja.

Enfin, on ne peut que s’incliner devant le Šiškov de Peter Mattei, interprète poignant et extraordinaire de musicalité. Son récit du dernier acte, conduit d’une voix virile, puissante et large, est tendu et captivant de bout en bout.

Spectacle mémorable donc. On garde longtemps en tête ces dernières images. Un aigle, maltraité lors de la première scène, se transformant finalement en symbole d’espoir passager. Un rideau se refermant sur le corps d’un homme allongé en position fœtale, seul, au centre de la scène. Difficile de ne pas ressortir éprouvé (mais conquis) d’un spectacle aussi fort, troublant et si formidablement réussi.

 


* « Patrice Chéreau – Mettre en scène l’opéra », fruit de la collaboration entre l’Opéra de Paris et la Bibliothèque nationale de France.

** Il faut noter que la quasi-totalité des protagonistes de cette reprise avaient travaillé à cette production du vivant de Chéreau.

De la maison des morts (Z mrtvého domu)
Opéra en 3 actes de Leoš Janáček (1930)
Livret de Leoš Janáček d’après Dostoïevski

Alexandr Petrovič Gorjančikov : Willard White
Aljeja : Eric Stoklossa
Filka Morozov : Štefan Margita
Le grand prisonnier : Peter Straka
Le petit prisonnier : VladimÍr Chmelo
Le commandant : JiřÍ Sulženko
Le vieux prisonnier : Graham Clark
Skuratov : Ladislav Elgr
Čekunov : Ján Galla
Le prisonnier ivre : Tomáš Krejčiřík
Le cuisinier, le forgeron : Martin Bárta
Le pope : Vadim Artamonov
Le jeune prisonnier : Olivier Dumait
Une prostituée : Susannah Haberfeld
Le prisonnier jouant Dom Juan et le Brahmane : Ales Jeniš
Kedril : Marian Pavlovič
Šapkin : Peter Hoare
Šiškov : Peter Mattei
Čerevin : Andreas Conrad

Chœurs et Orchestre de l’Opéra national de Paris
Direction : Esa-Pekka Salonen

Mise en scène : Patrice Chéreau, Peter McClintock, Vincent Huguet
Collaboration artistique : Thierry Thieû Niang
Décors : Richard Peduzzi
Costumes : Caroline de Vivaise
Lumières : Bertrand Couderc
Chef des Chœurs : José Luis Basso

21 novembre 2017 à l’Opéra Bastille

Biberonné à la musique classique dès le plus jeune âge, j’ai découvert l’opéra à l’adolescence. En véritable boulimique passionné, je remplis mon agenda de (trop) nombreux spectacles, tout en essayant de continuer à pratiquer le piano (en amateur). Pour paraphraser Chaplin : « Une journée sans musique est une journée perdue »

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