L’Opéra comique présente en ce moment le Domino Noir d’Auber, dans une mise en scène de Valérie Lesort et Christian Hecq avec Anne-Catherine Gillet, Cyrille Dubois, Antoinette Dennefeld, François Rougier, Marie Lenormand, Laurent Kubla, Sylvia Bergé et Laurent Montel
Une grande attente entourait cette production du Domino Noir d’Auber, créé en février 2018 à l’Opéra Royal de Wallonie, car il n’avait plus été représenté depuis le XIXème siècle.
Comment est-il possible que le 9ème titre le plus joué du répertoire de l’opéra-comique, fruit de la prolifique collaboration du compositeur avec le librettiste Eugène Scribe ait disparu de toutes les scènes depuis ?
Un opéra injustement oublié
Il est vrai que le Domino noir présente une intrigue improbable et demande aux chanteurs une exigence dans le chant et la voix parlée, mais la musique est entraînante, le livret extrêmement drôle, les personnages bien caractérisés et les univers des trois actes très contrastés.
Le titre de l’opéra est également fascinant, car il joue sur les multiples sens du mot “domino” : le jeu, un camail utilisé par les religieux et une longue cape à capuche, qui empêche de voir qui se cache en dessous.
Soucieuse de ne pas se faire reconnaître, une jeune femme se dissimule sous un Domino noir pour participer au bal masqué de Noël chez la reine d’Espagne. Ici elle fait la rencontre d’autres invités au bal, le frimeur comte Juliano, l’irascible diplomate Lord Elford et le doux Horace de Massarena, secrétaire d’ambassade.Ce dernier, qui reconnaît en elle la femme mystérieuse qui l’avait séduit au bal l’année précédente, lui fait la cour et lui demande sa main, qu’elle refuse, malgré elle.
Suit un périple de malentendus, de camouflages, d’embrouilles qui font croire à Horace à un basculement dans la folie, en reconnaissant sa bien aimée dans toutes les femmes croisant son chemin, de la belle femme masquée, à la jeune servante, jusqu’à l’abbesse en personne.
Mais en réalité elle était bel et bien toutes ces femmes qu’elle avait dû incarner afin de cacher son identité. Nous découvrons donc que la femme mystérieuse était Angèle d’Olivares, nièce de la reine, qui souhaitait tout juste profiter une dernière fois de la vie mondaine avant d’être nommée abbesse le lendemain. A cause d’un héritage imprévu, la reine oblige Angèle à quitter le voile et à se trouver un mari. Horace et Angèle sont ainsi réunis, sous le joyeux son des cloches du couvent des Annonciades.
Un remaniement textuel et musical respectueux
Si Patrick Davin, le directeur musical, a remanié la partition avec des déplacements ou des inserts (de la musique disco au célèbre Aquarium de Saint-Saëns, à l’aide du concepteur son Dominique Bataille) et simplifié quelques transitions et répétitions, pour rendre l’intrigue plus compréhensible et “valoriser la fraîcheur de la musique”, les metteurs en scène, à leur première mise en scène d’opéra, ont humblement choisi de rester au plus près du livret. Valérie Lesort, metteuse en scène et plasticienne et Christian Hecq, sociétaire de la Comédie-Française, ont juste fait quelques coupures dans les textes parlés, tout en restant dans l’Espagne du XIXème siècle, mais en les réinterprétant à leur sauce, dans un univers coloré, divertissant et surprenant.
Ingéniosité et plaisanterie
Pour commencer, chaque personnage du bal masqué porte un déguisement animalier ou floral (créés par Vanessa Sannino) : Angèle est un élégant cygne noir, Brigitte de San Lucar est un pissenlit (dans une superbe robe composée d’un bustier sur une crinoline ornée de plumes jaunes), Lord Elfort est un porc-épic dont les épines se dressent lorsqu’il s’énerve (grâce à un mécanisme caché dans son costume), le comte Juliano est un paon avec une queue s’ouvrant en éventail, et Horace porte sur son chapeau une pelouse avec des papillons bleu.
L’intrigue se déroulant dans trois lieux (et ambiances) complètement différents, les metteurs en scène ont pu donner libre cours à leur créativité en misant sur l’humour et les surprises.
Au premier acte, on a un jeu de transparences avec une grande horloge qui sert d’un côté à séparer l’ambiance calme et discrète d’un boudoir, d’une salle de bal bruyante et mouvementée et à rappeler à notre cendrillon (le premier livret de l’opéra s’appelait Nouvelle Cendrillon), son obligation de quitter le bal à minuit. Dans la scène d’intérieur du deuxième acte, on retrouve plusieurs portes permettant aux personnages d’arriver ou de fuire, de se cacher ou de se déguiser, dans une amusante succession de malentendus, ou encore des tables sur roulettes, tournicotant autour de la pauvre Inèsille/Angèle, en proie à un groupe d’hommes – dont les membres du choeur Accentus rendent admirablement le côté plaisantin et libidineux.
L’acte final se déroule dans la chapelle du couvent, ornée de statues et de gargouilles, dont un rayon de soleil illumine le sol, filtré par des vitraux colorés invisibles au public. Les lumières de Christian Pinaud, qui se font à la fois intimes, flamboyantes, chaleureuses et solennelles, contribuent à l’efficacité de ces ambiances, tout comme les danseurs (Anna Beghelli, Sandrine Chapuis, Margaux Dufour, Mikaël Fau, Gaëtan Lhirondelle et Guillaume Rabain), qui dynamisent très efficacement le récit.
Nous remarquons également les marionnettes animées de Valérie Resort et Carole Allemand, qui arrivent à nous surprendre plusieurs fois au cours de la soirée.
De véritables interprètes d’opéra-comique
L’Angèle d’Anne-Catherine Gillet (qui avait été une superbe Minerva dans Le retour d’Ulysse dans sa patrie) est une héroïne réussie, théâtralement “caméléonique” et musicalement irréprochable, avec sa voix fluide et extrêmement agile, qui contraste avec celle plus large d’Antoinette Dennefeld, une convaincante Brigitte de San Lucar.
Cyrille Dubois est un Horace de Massarena sympathique et attendrissant, maîtrisant parfaitement sa voix, pleine de douceur, dans le chant et la voix parlée, comme le demande le genre opéra-comique et Laurent Montel nous offre un exhilarant Lord Elfort à l’accent anglais très marqué.
Marie Lenormand (Jacinthe), transfigurée dans son costume/marionnette de femme en surpoids, joue parfaitement le jeu de la gouvernante débordée qui, devant reporter sa soirée romantique avec Gil Perez, le grossier gardien du couvent (réalistiquement incarné par Laurent Kubla), réfléchit à aller travailler pour “un vieux garçon”, qui ne lui donnera pas de travail supplémentaire et qui, surtout, pourra peut-être un jour lui laisser un héritage.
Sylvia Bergé, également sociétaire de la Comédie Française, assure une Ursula prétentieuse et ironique, qui exige de devenir Abbesse à la place d’Angèle qui “ne commande à personne et laisse parler tout le monde”, et qui au final y arrive.
Avec dans la tête le son des cloches, actionnées par des nonnes acrobates et dansantes, nous sortons de la salle Favart légers et amusés, avec l’envie d’y revenir aussitôt, pour découvrir un autre bijoux caché.