Pour Métaclassique, David Christoffel a rencontré le musicologue Alexandre Dratwicki qui a dirigé le volume Le concerto pour piano français à l’épreuve des modernités (éditions Actes Sud / Palazzetto Bru Zane, 2015). Il est question de virtuosité, de la place du soliste, de l’enchainement des mouvements ou encore de la “guerre du concerto” dans les années 1900 à Paris !
Extraits choisis
(Révision de cette transcription : Nicolas Southon)
Alexandre Dratwicki, vous avez vous choisi d’ouvrir notre rencontre avec le 15e Concerto pour piano de Mozart car il demande une certaine dépense de la part de l’interprète. Ce qui suppose un souci de spectacle, de virtuosité ?
Mozart écrit à son père que ce 15e Concerto, et le seizième, font « transpirer ». Ce sont des œuvres qu’il compose quand il arrive à Vienne, pour se faire valoir en tant que pianiste virtuose. On est donc là dans l’enjeu même du concerto : se mettre en valeur.
Cela veut dire quoi, musicalement ?
C’est tout le problème de ce genre du concerto, auquel on a parfois reproché une certaine vanité, ou une certaine gratuité de l’effet. Cela veut dire que des passages de difficulté y sont développés, que l’on appelle des « passages », ou traits de virtuosité. Ce qui fait la différence entre le bon compositeur de concerto, et le moins bon, c’est sa capacité à gérer la virtuosité, c’est-à-dire à faire entendre trilles, croisements de mains et arpèges, en continuant à développer un travail thématique intéressant. Mozart et Beethoven en sont les grands exemples classiques : la partie pianistique est difficile et intéressante par ses difficultés, mais l’orchestre continue à se superposer aux traits du piano, avec un travail de développement que l’auditeur perçoit.
Cela suppose la prise en charge de couleurs et de sonorités différentes et subtiles, de la part de l’orchestre ?
C’est vrai, et il n’est pas étonnant que les concertos les plus intéressants soient ceux aussi dont l’orchestration est la plus travaillée. Jusqu’à son 15e Concerto pour piano, Mozart n’utilise que les bois, basson et cor, mais à l’époque où il le compose, il écrit aussi son fameux Quintette pour vents et piano, et on le voit découvrir de nouvelles combinaisons sonores. Dans ce 15e Concerto, et dans les suivants, il y a vraiment un soin apporté aux vents, jusqu’à l’adjonction par exemple des clarinettes dans les concertos nos 22, 23 et 24.
À partir du XIXe siècle, les questions de forme et d’enjeu de virtuosité vont se poser de façon différente en Allemagne et en France ?
Oui, concernant le concerto pour piano en particulier, car en France on estime que le piano est un instrument peu sonore, et donc peu propre à être entendu dans de grandes salles. Sans vouloir trop généraliser, c’est sans doute une différence entre les salles parisiennes et les salles germaniques. Car en France, il y a d’énormes orchestres, par exemple ceux des Exercices du Conservatoire, des Concerts de la rue de Grenelle ou de la rue de Cléry. On peut imaginer que dans des concertos classiques, un piano-forte de cette époque ait du mal à lutter contre quatre-vingts instruments. Jusqu’à la fin du Premier Empire, il n’y a pas en France de goût du concerto pour piano tel qu’il en existe notamment dans les pays germaniques.

Dans votre livre, Le Concerto pour piano français à l’épreuve des modernités, vous citez Michelle Biget, qui explique que la virtuosité ne se situe pas toujours dans ce qui est joué, mais aussi dans le mode d’apparition des pianistes. Elle écrit : « L’intervention irruptive du soliste constitue l’aspect le plus spectaculaire de la texture concertante ».
Il ne s’agit pas seulement de l’irruption du soliste, physiquement, mais du moment de sa prise de parole. C’est quelque chose que l’on a tous expérimenté dans les concertos : ce moment où l’instrumentiste soliste est assis et silencieux, alors que l’orchestre commence, en tutti, avec une introduction qui peut être très longue. Dans les concertos de Chopin, l’introduction avoisine les trois minutes. Trois minutes de suspens où l’on voit le soliste, sans qu’il joue. Le moment où il prend la parole, particulièrement dans les concertos pour piano, est souvent « spectaculaire », car il doit être héroïque, occuper tout l’espace sonore.
Le moment où il prend la parole [ le soliste ] , particulièrement dans les concertos pour piano, est souvent « spectaculaire », car il doit être héroïque, occuper tout l’espace sonore.
À la fin du XIXe, il y a au piano une technique qui va devenir un poncif académique, celle des « octaves en octave », où un motif est joué de manière fracassante par les deux mains, chacune étant écrite en octave et à l’octave de l’autre. Les concertos de Grieg ou de Schumann commencent ainsi. Souvent, cela crée une sensation hyper-démonstrative de prise de parole. Il n’est pas étonnant que, dans les concertos de Chopin par exemple, juste après l’entrée héroïque du soliste, il y ait ensuite immédiatement un thème beaucoup plus intérieur, intime, qui est le premier motif important du concerto. Il y a là tout le paradoxe romantique : l’universel et le fracassant d’une part, le repli sur soi et l’intimité d’autre part.
On parle souvent du 5e Concerto pour piano de Beethoven, qui fut aussi le promontoire de grands interprètes, comme Mendelssohn et Liszt dans les années 1820.
Il est assez étonnant de réaliser que les concertos de Beethoven n’ont pas tous été diffusés au même moment. Autant le cinquième a connu une gloire rapide et indiscutable dans toute l’Europe, autant les premiers ont attendu longtemps avant d’être joués à Paris. C’est vrai que le cinquième, dont le titre, « L’Empereur », est d’ailleurs apocryphe, donne au piano une place très importante. C’est aussi une musique d’orchestre tellement travaillée que de grands artistes comme Mendelssohn ou Liszt y ont trouvé un vrai plaisir. Cela dit, les concertos pour piano de Mendelssohn sont beaucoup plus classiques en comparaison du cinquième de Beethoven. Et l’on sait que Mendelssohn a joué aussi les premiers concertos de Beethoven, dans lesquels il se retrouvait stylistiquement sans doute davantage.
Le bourgeois s’impatiente, on va « écarteler » les concertos, les symphonies aussi […]
Il pouvait arriver que l’on joue les mouvements séparément, lors de concerts ?
Cela arrivait systématiquement, puisqu’au XIXe siècle, avec l’embourgeoisement du public, on passe à un auditoire qui n’est pas très patient, par rapport aux aristocrates qui, par leurs humanités, pouvaient comprendre les enjeux formels, d’une structure en trois ou quatre mouvements notamment. Le bourgeois s’impatiente, on va « écarteler » les concertos, les symphonies aussi : une symphonie de Haydn, en 1820, est possiblement jouée entrecoupée, entre chaque mouvement, de romances pour voix et piano ou de musique de chambre. Les concertos de Beethoven étaient écartelés parfois, sauf lorsque, comme le cinquième, ils prévoient des enchaînements de mouvements. Il est impossible de séparer le mouvement lent et le finale de « L’Empereur ».

La place qu’occupe le concerto pour piano dans le corpus de chaque compositeur est très différente. On a l’impression que Mozart écrit régulièrement un concerto pour piano, là où Hérold se consacre au genre pendant quelques années seulement. Qu’en est-il des autres compositeurs ? Hummel, par exemple, que vous avez cité ?
Hummel a composé une dizaine de concertos. Mais il est vrai, pour le quatuor à cordes comme pour la symphonie, que les compositeurs classiques ou préromantiques ont tendance à produire en quantité. À la fin du XVIIIe siècle, pour les concertos comme pour les quatuors, on composait des « livraisons » d’ensembles d’œuvres, trois quatuors par exemple, qui portaient un même numéro d’opus. On consommait la musique de manière rapide, il fallait donc livrer à l’amateur, qui jouait chez lui avec des amis, de la musique à déchiffrer. Il fallait produire de nouvelles œuvres, et elles n’étaient pas vraiment destinées à rester. Au XIXe siècle naît l’idée de chef-d’œuvre, qui doit perdurer, aspirer à l’universel. Les compositeurs travaillent davantage l’œuvre, et à la fin du XIXe siècle, produisent beaucoup moins de symphonies, de quatuors, de concertos. Pensons à Bartók et Rachmaninov, avec trois et quatre concertos pour piano à leur catalogue. À ce titre, Hérold, avec ses quatre concertos, bien que composés sur deux ou trois ans, fait déjà office de figure romantique. Hummel, avec ses dix ou douze concertos, regarde encore vers le passé.
On consommait la musique de manière rapide, il fallait donc livrer à l’amateur, qui jouait chez lui avec des amis, de la musique à déchiffrer.
Toute une partie de votre ouvrage est consacrée à la « guerre du concerto », dans les années 1900 à Paris.
C’est une guerre qui peut faire sourire aujourd’hui, mais qui a fait rage, pendant presque une dizaine d’années. Certains se sont mis en effet à siffler les concertos aux concerts Lamoureux, Colonne ou Pasdeloup, estimant que c’était de la mauvaise musique, qu’elle flattait de vils instincts du public, et que la décadence de l’art était due notamment à des œuvres comme les grands concertos postromantiques. Au point qu’il y a eu un jugement, et un arrêt, qui a condamné les siffleurs, les autorisant à ne siffler qu’à la fin des concertos, mais ni entre les mouvements ni pendant l’exécution.
Cela a-t-il eu des conséquences sur les compositeurs ? Ont-ils changé d’attitude par rapport au concerto ?
Les compositeurs, qui voulaient créer des œuvres pour solistes avec orchestre, ont parfois ré-intitulé leurs concertos. C’est ainsi qu’il y eut une floraison de « Fantaisies avec piano », chez Debussy par exemple, de « Ballades pour piano », chez Fauré ou Pierné notamment. On peut citer aussi la Symphonie sur un chant montagnard français dite Symphonie cévenole « pour piano principal et orchestre » de Vincent d’Indy, ou encore le Scherzo-Valse et le Poème symphonique pour piano et orchestre de Pierné. C’est donc presque une dégénérescence du genre du concerto, qui se trouve ramassé en une pièce unique, poétique, contenant tout ce que l’on trouvait avant dans le concerto. L’intitulé différent permet peut-être de passer à travers les mailles du filet des « siffleurs », mais aussi de réfléchir à la problématique de la grande forme, le concerto étant devenu très long, presque trop long, même pour une première partie de concert parfois. Le fait de revenir à l’essentiel sera tout l’enjeu du néo-classicisme dans l’entre-deux-guerres, avec des formes beaucoup plus synthétiques.