David Christoffel a rencontré le musicologue Benjamin Lassauzet, auteur de l’essai L’humour de Claude Debussy (éditions Hermann), qui a regardé de plus près le catalogue des œuvres de Debussy pour y découvrir que les pièces humoristiques y sont nombreuses, presque prépondérantes.
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Extraits choisis
(Révision de cette transcription : Nicolas Southon)
Vous avez soutenu une thèse sur l’humour de Debussy. Et comme tout thésard, vous soupçonnez tous ceux qui vous ont précédé de sous-évaluer votre enjeu, et donc tous les analystes de Debussy de ne pas avoir assez vu son humour. Boulez, par exemple, quand il évoque Jeux, parle de l’architecture. Stockhausen, concernant cette même partition de 1912, ne parle surtout pas d’humour. Vous-même y voyez de l’humour.
Tout à fait. Boulez, Stockhausen, auxquels on peut ajouter Barraqué, et même Messiaen, sont des compositeurs d’avant-garde qui, après-guerre, ont voulu faire table rase, et se sont réclamés d’une certaine modernité, en prenant appui sur certains compositeurs du début du siècle. Ils ont relu Debussy avec une lecture extrêmement formaliste. Si l’on considère l’argument de Jeux, conçu pour être chorégraphié par Nijinski, c’est en fait une histoire d’enfants.
Il s’agit d’une partie de tennis…
Oui, et si on lit bien l’argument que Debussy a rédigé, ce n’est même pas seulement le sujet qui compte, mais la manière dont il l’écrit. Je vais le citer exactement : « La lumière artificielle des grands lampadaires électriques qui répand autour d’eux une lueur fantastique leur donne l’idée de jeux enfantins ; on se cherche, on se perd, on se poursuit, on se querelle, on se boude sans raison »… C’est vraiment la cour de récré !
C’est une partition que Debussy compose pour Nijinski à l’époque où les peintres commencent à faire du cubisme. On pourrait dire que, lui-même, Debussy prend des motifs un peu hétérogènes, et joue au tennis avec.
Oui, effectivement, c’est ce que les compositeurs de l’avant-garde des années 1950 ont pointé quand ils ont analysé Jeux : la partition ne respecte pas les formes que Debussy aurait qualifié d’« administratives », c’est-à-dire la vieille forme sonate, la forme en ABA, etc., dont il cherchait à se défaire. C’est l’une des grandes avancées de Jeux. Mais cette grande avancée formelle a sans doute contribué à éclipser la dimension comique de cette œuvre.



Quand Debussy parle de « formes administratives », on reconnaît aussi son humour. Un aspect de son humour que vous qualifiez de « supériorité », en ce qu’il adopte une espèce de supériorité par rapport au reste de la production sérieuse.
Oui, c’est cet humour que je qualifie également d’humour « rouge », un humour qui cache de manière légère un véritable agacement. Debussy avait une haute opinion de son art et détestait que l’on puisse l’utiliser de manière quotidienne, anecdotique, ou que l’on puisse rabaisser la beauté de la musique. Les formes convenues, qu’il qualifie d’« administratives », sont une manière pour lui de rabaisser la musique. Il préfère donc s’en amuser plutôt que de fulminer.
Parmi les exemples d’humour « rouge », il y a un détail assez comique, à propos d’un chanteur de l’époque : « C’est que l’on trouve Périer de plus en plus admirable. Cela tient certainement à ce qu’il ne chante plus du tout ma musique. »
Il n’était pas tendre avec ses interprètes. Seule Mary Garden, créatrice du rôle de Mélisande, n’a jamais souffert de la moindre de ses critiques, tant Debussy adorait sa voix et sa personnalité. Tous les autres en prennent pour leur grade.
Dans l’humour rouge il y a aussi : « Monsieur Sylvain Dupuis tient plus du bœuf que du chef d’orchestre » ! Cette manière d’associer des couleurs à l’humour, vous l’empruntez à l’écrivain Dominique Noguez, dans son livre L’Arc-en-ciel des humours. Noguez imagine que chacun des types d’humour peut être associé à une couleur. Vous reprenez le panel de ces couleurs pour catégoriser l’humour de Debussy.
Exactement. J’ai épluché la totalité de la correspondance de Debussy – 2200 pages publiées chez Gallimard –, ainsi que ses critiques musicales, ses projets de théâtre ou de romans. Tout cela m’a donné une matière gigantesque, qu’il me fallait ensuite organiser. J’ai retourné le problème plusieurs fois avant d’en arriver à cet « arc-en-ciel des humours » de Dominique Noguez, que je trouve extrêmement parlant. Il permet, non pas d’aborder l’humour sous ses aspects formels (l’ironie, le sarcasme, la satire), mais plutôt sous des aspects thématiques (l’autodérision, l’enfantin, le fantasque, l’utilisation du langage comme matériau de l’humour, etc.)
L’humour enfantin, vous lui donnez aussi une couleur : le vert. Vous citez le compositeur Alfredo Casella, qui disait de Debussy : « À cinquante ans, il s’amusait plus que sa fille Chouchou avec les jouets que sa mère avait apportés pour elle ». Debussy a gardé son âme d’enfant jusqu’au bout ?
Oui, et la naissance de Chouchou en 1905 l’a replongé en enfance. Elle a été le déclencheur d’une véritable moisson d’œuvres comiques et enfantines, les plus célèbres étant Children’s Corner, le cycle pour piano composé en 1908, et La boîte à joujoux, ballet d’une demi-heure qui est en fait sa plus ambitieuse réalisation comique.
Il y a une page très particulière dans ce ballet, c’est celle où Debussy se moque d’un « nègre », comme on disait à l’époque. Mais on ne sait pas très bien qui se moque de qui, finalement.
C’est toute l’ambiguïté du rire, en particulier de ce que j’appelle le « rire nègre » chez Debussy. Il y a plusieurs œuvres qui le mettent en exergue, la plus célèbre étant Golliwog’s Cake-Walk, la dernière pièce de Children Corner. Juste après la citation du Tristan et Isolde de Wagner, on entend au piano de petites interjections saccadées, qui ne sont autre que le rire de Golliwog se moquant de Wagner.
C’est toute l’ambiguïté du rire, en particulier de ce que j’appelle le « rire nègre » chez Debussy.
Dans La boîte à joujoux, on retrouve ce même rire nègre à la fin d’une séquence, qui met aux prises le personnage du nègre avec celui du policeman, puisque, la nuit, les jouets s’animent et interagissent dans la boîte à joujoux. Le policeman est plutôt belliqueux, violent, et à la fin de cet épisode, on entend rire le nègre. Debussy ne donne pas d’indications dans la partition concernant cet épisode. Mais à la même époque, un duo de clowns avait un énorme succès : celui de Footit et Chocolat. Chocolat fut le premier clown noir, alors célèbre dans tout Paris.
Il a été récemment remis à l’honneur dans le film de Roschdy Zem, Chocolat, incarné par le comédien Omar Sy.
Exactement, qui a été inspiré par un ouvrage de Gérard Noiriel, Chocolat, clown nègre (Bayard, 2012). Il y a donc un sketch de Footit et Chocolat intitulé Le policeman, dans lequel Footit demande à Chocolat de frapper un pantin à l’effigie d’un policeman. Puis le pantin est remplacé par un véritable policeman, que Chocolat demande à Footit de frapper aussi. Mais le policeman ne se laisse pas faire, et frappe Footit à son tour. À la fin du sketch, Chocolat se tord de rire. Je pense que, dans La boîte à joujoux, Debussy à récupéré ce sketch.
En 1905, Debussy joue aussi à un jeu de devinettes musicales, lancé par la revue Musica.
En effet, cette revue a publié cinq partitions anonymes, dont il fallait retrouver les compositeurs parmi une liste de trente noms. Debussy était l’un des cinq compositeurs. Son morceau était une excroissance d’un projet d’opéra qui n’a jamais vu le jour, Le diable dans le beffroi, une œuvre comique. Un diable, lutin farceur qui n’a rien d’un Méphistophélès, ensorcelle les habitants d’un village de Flandre et leur fait danser la gigue malgré eux. Une seule personne identifie alors les cinq compositeurs. Mais surtout, Debussy est le deuxième compositeur le plus reconnu parmi les cinq. Or, c’est une œuvre véritablement comique qu’il avait composée. Cela montre bien que, pour l’auditoire de l’époque, le Debussy comique pouvait être reconnu.
Il y a aussi des partitions dans lesquelles Debussy se moque de la littérature pédagogique.
Il y en a deux, la première est le morceau d’ouverture du cycle Children’s Corner, intitulé Doctor Gradus Ad Parnassum, qui se moque des Gradus Ad Parnassum de Czerny et Clementi, des ouvrages pédagogiques de référence au XIXe siècle, que Debussy a certainement pratiqués lorsqu’il apprenait le piano enfant. Il y met donc la sourdine sur l’aspect lyrique de sa musique, pour rendre quelque chose de très mécanique et froid.
C’est une manière de se moquer des difficultés surfaites, de la virtuosité technique.
C’est une manière surtout de solder le problème qu’il a avec l’enseignement de la musique tel qu’il l’a connu. Debussy ne s’est pas vraiment épanoui lorsqu’il a appris le piano et la composition au Conservatoire.
Il faut donc aussi y entendre une charge antiacadémique. Vous rapprochez cette pièce de l’une des pièces des Petits péchés de vieillesse du dernier Rossini, Mon prélude hygiénique du matin, qui se présente comme un exercice.
Oui, car ce prélude des Children’s Corner, très différent du reste du cycle, tient vraiment lieu de « prélude hygiénique du matin » chez Debussy. Et d’ailleurs, lorsque son éditeur Durand lui demande quel tempo indiquer sur cette partition, Debussy répond que le morceau est « une sorte de gymnastique hygiénique et progressive. Il convient donc de le jouer tous les matins à jeun, ajoute-t-il, en commençant par Modéré pour aboutir à Animer ».
Il existe un enregistrement de la Danse de Puck par Debussy. D’abord, dans quelles circonstances, et avec quels moyens techniques, a-t-il été réalisé ?
Debussy a enregistré de deux manières. D’abord en 1904, par le biais du phonographe, avec Mary Garden, sa première Mélisande. Ce sont des enregistrements qui « grattent » et qui sont difficilement exploitables. Puis il a enregistré plusieurs pièces pour piano seul sur des pianos à rouleaux : cet instrument, lorsqu’on le jouait, déroulait un papier qui était perforé en temps réel, papier que l’on plaçait sur un autre instrument, reproducteur celui-là, et qui rejouait le rouleau. On peut ainsi entendre la musique sans perte de qualité sonore, puisqu’il suffit d’enregistrer le piano reproducteur dans des conditions modernes.
À propos de cette Danse de Puck jouée par Debussy en 1913, vous parlez d’une interprétation « capricieuse ». Il n’est pas fidèle à lui-même ?
C’est peut-être la leçon de ces enregistrements. On sait que Debussy était très scrupuleux dans sa manière de noter les indications dans ses partitions, notamment concernant les modes de jeu. Parfois, sur une seule note, il peut y avoir trois indications simultanées (un point, un trait et un soufflet). Mais lorsqu’il joue et enregistre sa musique, il prend ses distances par rapport à sa partition, retirant une mesure ici ou là, pressant le tempo ou ralentissant le rythme, changeant telle note. Cela produit une interprétation très spontanée, fantaisiste, que l’on ne retrouve dans aucun autre enregistrement, puisque les interprètes ont à cœur de traduire précisément ce qui est indiqué dans la partition.
[…] au temps de Debussy, le rubato était un procédé habituel, alors qu’il semble de mauvais goût aujourd’hui
Vous avez même comparé, mesure par mesure, l’interprétation de ce morceau par Debussy et par le pianiste Aldo Ciccolini.
C’est surtout le degré de rubato qui diffère entre les deux. Cela peut aussi être un effet de l’époque : au temps de Debussy, le rubato était un procédé habituel, alors qu’il semble de mauvais goût aujourd’hui. En tout cas, Debussy joue avec un rubato très généreux, notamment dans les œuvres les plus capricieuses, telle La Danse de Puck ou Minstrels, ou dans des œuvres volontairement maladroites, comme Jimbo’s Lullaby, la berceuse à l’éléphant. Car bercer un éléphant n’a rien de très commode : et ici, Debussy joue volontairement sur cette maladresse par le biais des fluctuations du tempo.
Il y a une partition dont vous montrez qu’elle est vraiment parodique, c’est La plus que lente. Une valse qui, étant « plus que lente », perd son statut de valse. Ce faisant, Debussy parodie ce genre.
Le titre lui-même indique une intention humoristique. Encore une fois, c’est souvent dès le titre que l’on sait si Debussy a la volonté de faire de l’humour. Dans les années 1880-1890, il y avait une vogue des « valses lentes ». Debussy a voulu se singulariser en composant une valse « plus que lente ». Manière de pousser le curseur encore plus loin, avec un certain humour. Cette œuvre est effectivement une parodie des valses de salons romantiques, expressives mais généralement dénuées de tout intérêt musical.
Cela signifie-t-il que la version la plus longue de cette pièce serait la meilleure ?
Je dirais que la meilleure version serait plutôt la version contenant le plus de rubato. Plus elle serait de mauvais goût, meilleure elle serait !
Pour terminer, parlons de l’humour involontaire. Parfois, on se moque de Debussy, comme par exemple au début de Pelléas et Mélisande – qui, au passage, a été créé à l’Opéra-Comique.
Oui, mais ce n’est pas du tout une œuvre comique, sauf lors d’un court passage : lorsque Golaud veut se servir d’Yniold pour espionner la couche de Pelléas et Mélisande, il lui promet un arc et des flèches. Soudain, la musique s’illumine et devient une musique enfantine. Mais l’ironie de la carrière de Debussy, c’est que le sommet de sa carrière d’humoriste eut lieu le soir de la répétition générale de Pelléas et Mélisande. Le public était tordu de rire, face à une œuvre qui n’avait rien de comique.
Et pourquoi ? Il y a un mot que l’on n’a pas encore prononcé, mais qui pour vous, est un mot-clef pour qualifier l’humour de Debussy, c’est celui d’incongruité.
Il y a effectivement de l’incongruité dans le texte de Pelléas et Mélisande. Il paraît banal, mais, en réalité, contient toute une force symbolique. Il est vrai qu’aujourd’hui encore, lorsque je fais écouter des extraits de cet opéra à mes étudiants, je les entends pouffer… Le texte, pris au premier degré, donne l’impression d’une œuvre parodique. Je pense qu’à l’époque de Debussy, les gens qui étaient mal disposés à son égard s’en sont servis facilement.
Un second degré que vous confirmez donc être involontaire ?
Oui !