Découvrez des extraits de l’émission “Métaclassique” produite et réalisée par David Christoffel, avec Laurent Feneyrou, auteur du livre « Le chant de la dissolution » (éditions Philharmonie de Paris, 2018), et Maxime Kurvers, metteur en scène des spectacles « Le Dictionnaire de musique » et « La Naissance de la tragédie » (Festival d’Automne à Paris), avec la participation d’Omer Corlaix.
Extraits choisis
David Christoffel : Maria Callas dans Adriana Lecouvreur de Francesco Cilea, c’est l’histoire d’une tragédienne, mais on entend un pathétisme poussé si loin, on a presque l’impression que l’on sort du tragique.
Maxime Kurvers : Je l’avais utilisé dans le spectacle Le Dictionnaire de la Musique. Je m’étais attelé à performer un certain nombre d’entrées de manière extra-musicale, de voir ce qu’elles contenaient en elles-mêmes d’une tentative de représenter le monde. Et si elles avaient un noyau conceptuel dur, on n’avait pas besoin de la musique pour reprendre ces entrées, comme la polyphonie ou tous les éléments de grammaire musicale ou de genre… On utilisait ce morceau de Maria Callas sur une entrée qui s’appelait lyrisme. À l’origine, j’avais décidé de ne pas utiliser de musique pour ce spectacle. Et ça a été une de mes rares entorses à cette règle. On diffusait seulement deux morceaux, celui-ci et Pagliacci de Leoncavallo avec Pavarotti. En fait, ce qui témoignait du lyrisme n’était pas uniquement ce qui était contenu musicalement mais aussi l’imaginaire qui en était produit culturellement.

Laurent Feneyrou, dans le Chant de la dissolution, vous mobilisez les philosophes modernes qui se sont attardés sur le tragique : Nietzsche et Heidegger. Quand ce dernier commente le second choeur d’Antigone, il s’oppose à Aristote en soutenant que “dans la tragédie il ne se passe rien, Antigone n’agit pas plus qu’elle n’interagit car ce serait là s’affairer dans les temps et y oublier l’être, sa seule action est d’endurer le dainon, c’est-à-dire d’assumer jusqu’à en mourir la vue de l’être en tant qu’il se destine à elle”. Le héros tragique est-il contemplatif, et la contemplation, un contact direct avec la fatalité ?
Laurent Feneyrou : Ce que j’ai essayé de montrer dans ce livre à travers quelques exemples d’oeuvres, c’est une interrogation sur le tragique après la seconde guerre mondiale. Il y a une composante historique qu’il ne faut absolument pas négliger. Une composante existentielle. La plupart sont revenus à des sources de l’idéalisme allemand, de Hölderlin à Heidegger. Une tragédie, peut-être comme elle était conçue auparavant, était une tension qui croissait au fur et à mesure de la pièce et qui se dénouait pour conclure. Et à l’inverse Hölderlin montre que la tension peut être déjà là au départ, et que la pièce n’est que la résultante de cette tension. C’est presque une analyse de sons, on coupe l’attaque du son, on n’a que la résonance, et je pense que les compositeurs ont travaillé sur cette idée de résonance. La tension est déjà passée.
Hölderlin montre que la tension peut être déjà là au départ, et que la pièce n’est que la résultante de cette tension. (Laurent Feneyrou)
Les compositeurs qui font tragédie ne seraient pas les plus à même à faire une musique philosophique. Vous avez travaillé sur une série d’ouvrages lyriques qui portent le tragique (Hypérion de Maderna, Prometeo de Luigi Nono) mais qui ne cherchent pas à le figurer par des héros. Au contraire, il s’agit d’un tragique dépersonnalisée. À défaut de pouvoir figurer, y a-t-il gain spéculatif ?
Laurent Feneyrou : Oui, et il y aussi un gain poétique très fort. Effectivement dans ces oeuvres le personnage n’existe pas ou est transféré ailleurs. Il peut être donné par une voix, par un choeur, par un ensemble instrumental, il rend complexe l’identification à lui-même. Cette idée de personnage devient presque une forme de commentaire du personnage lui-même.
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Maxime Kurvers, à l’époque du Dictionnaire de la Musique, vous suggériez un lien entre une première séquence du capitalisme au XVème siècle aux Pays-Bas, et l’avènement de la polyphonie. Comment pensiez-vous ce rapport ?
Maxime Kurvers : c’est un exemple que j’avais choisi parmi les termes de la grammaire musicale. Sur ce Dictionnaire, je m’identifiais à l’idée schönbergienne qu’il n’y a pas à attendre la forme avant le fond, mais qu’ils arrivent ensemble. Et puis dans le Dictionnaire de musique de Jean-Jacques Rousseau, l’auteur opérait une triangulaire conceptuelle entre la théorie, l’esthétique et la question éthique. De ce noyau m’était venue l’idée qu’il n’y a pas une proposition musicale qui n’accompagne pas un mouvement plus général de représentation et de pensée du monde. Et j’avais lu à l’époque que l’idée de polyphonie apparaissait dans le bassin franco-flamand, au moment même où naissait une certaine idée du capitalisme moderne. C’était un bon point de départ pour penser qu’une multiplicité de voix mélodiques pouvait servir à penser un système intellectuellement détaché de son propre médium. Et que la polyphonie, dans sa manière d’accorder plusieurs voix, était peut-être fortement liée à cette bascule historique. J’ai essayé de transcrire sur scène la reprise des éléments de la grammaire de la polyphonie, la notion d’entrée, d’écriture, et voir ce que cela induisait sur une manière d’être ensemble. Par exemple dans le ritardando : accepter les plus lents, les plus faibles… De la sorte, de traiter chacune de ces questions non plus de manière musicale mais comme une espèce de mise en disposition éthique d’un collectif.

Laurent Feneyrou, vous en pensez quoi de cette analogie ?
Laurent Feneyrou : Je partage absolument l’idée qu’une forme musicale ou une technique d’écriture naît dans un contexte économique, même scientifique. Une conception, par exemple des mathématiques, a engendré une manière de penser la musique au XIIIème siècle, ou un type de composition au XXème siècle. Un moment de l’histoire de la musique m’a toujours intéressé : lorsque l’on a commencé à penser la hauteur. Quand on dit qu’un son monte ou descend, c’est une conception géométrique de l’espace et les grecs ne pensaient pas du tout de cette manière-là. Ils pensaient en terme de tension.
Que vous pensez-vous de la remarque de Nietzsche dans La Naissance de la tragédie à savoir que plus la tragédie avance, plus elle se rationalise (quand elle devient contemporaine de Socrate et Platon). Et plus elle devient rationnelle, plus elle devient comique.
Laurent Feneyrou : Je crois que ce qui a intéressé Luigi Nono ce n’est pas le massacre, c’est l’ondoiement entre une vie et une agonie. C’est ce Prométhée abandonné sur son rocher qui n’est ni vivant ni mort, il est entre les deux. On sait qu’Eschyle a composé d’autres tragédies autour du Prométhée dont on a perdu la trace. Cette tension que manifeste Prométhée enchaîné entre sa volonté de dérober le feu et la nécessité qu’a Zeus de le punir de cette faute qu’il aurait commise, trouve sa résolution dans une autre tragédie perdue où Prométhée et Zeus se réconcilieraient. Donc on est très loin de ces massacres d’Euripide.
Dans cette pièce [ La naissance de la tragédie ] l’acteur fait le récit de la tragédie d’Eschyle mais il emploie à la fois les mots et les images qui lui passent par la tête. (Maxime Kurvers)
Maxime Kurvers, dans votre spectacle, La naissance de la tragédie, quand le comédien parle de la mort des Perses, plus il appuie cette mort, plus le public a du mal à décider ce qu’il doit ressentir émotionnellement ?
Maxime Kurvers : Dans cette pièce l’acteur fait le récit de la tragédie d’Eschyle mais il emploie à la fois les mots et les images qui lui passent par la tête. On passe par sa projection à lui. Son rapport émotif n’est plus pensable dans un sens dramaturgique traditionnel. Il n’y pas de production d’effets directs qui nous diraient : il faut pleurer sur l’idée que les Perses sont en train de se noyer. Les affectations, la question de l’émotion, est ce qui lui arrive à moment-là réellement. Nommant un ou des massacres, l’acteur entre en empathie, il pleure, mais cela n’est pas dit que nous devons pleurer avec lui. Au final, dans ce travail, les formes sont creuses et ne sont activées que si les spectateurs veulent bien y travailler.
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