Depuis trois ans, les futurs grands virtuoses du violoncelle ont rendez-vous, à raison de six week-ends par an, à la Fondation Louis Vuitton de Paris. C’est la classe d’excellence de Gautier Capuçon. Elle est en grande partie ouverte au public et c’est un vrai régal !
La classe d’excellence pour violoncelle de Gautier Capuçon à la Fondation Louis Vuitton, c’est d’abord un lieu. L’auditorium imaginé par Franck Gehry, s’avance telle la proue d’un navire sur les bassins qui cernent la Fondation. La scène est au niveau de l’eau. Elle est longée sur deux côtés de larges baies vitrées, et sur le troisième d’une volée de gradins où peuvent s’installer confortablement 350 spectateurs, en vitesse de croisière. Ecrin lumineux ouvert sur le ciel et la cime des grands arbres du Bois de Boulogne, cocon paisible, isolé des bruits de la ville proche, de la rumeur du musée attenant, propice à l’intimité d’une communion musicale, à l’harmonie.
Pour l’heure, en haut des gradins, Gautier Capuçon est le seul spectateur. Tout ouï, très concentré, il écoute la prestation du 1er élève de la journée. Les cinq autres élèves de cette troisième promotion de sa classe d’excellence s’échauffent et se préparent dans leurs loges à leur prochain passage. Le fidèle Samuel Parent est au piano. Il plaque les premières notes de la Sonate de Debussy, un must du répertoire pour violoncelle, où Pierrot trouve le moyen de se fâcher avec la lune. Sophia Bacelar, splendeur sino-cubaine de 21 ans, tente avec un certain succès de nous faire vivre ce conflit. Elle a des mains arachnéennes. Ce n’est pas un luxe dans cette partition. On l’entend respirer. Elle est dans sa musique, à fond. Son premier mouvement est empreint de la poésie tragique qui sied à l’œuvre. Les pizzicati du deuxième mouvement sont en place, avec ce qu’il faut d’agressivité.
Malgré son tout jeune âge, Sophia Bacelar n’en est pas à sa première sonate. Elle a étudié à Paris avec un des professeurs de Gautier Capuçon lui-même, le vénéré Philippe Muller qu’elle a suivi à New York, à la Manhattan School of Music, où il est parti prolonger sa carrière de professeur. Elle vit et travaille aujourd’hui à Berlin. Elle vient de placer la barre très haut dans cette œuvre qu’elle achève à l’instant sur trois accords conclusifs joués au pouce avec fermeté et maîtrise.
Gautier Capuçon, redescendu instantanément de ses hauteurs pour la rejoindre sur scène, le reconnait bien volontiers. « C’est très bien. On sent que tu connais bien cette œuvre. Mais… »
La leçon commence. Il y a toujours un « mais ». En fait autant de « mais » que de mesures ou presque. Un reproche de fond : « On ne sent pas l’unité de l’œuvre, on ne sent pas de lien entre ces différents épisodes. Tu l’as travaillée morceau par morceau, difficulté par difficulté. Et tu nous livres un collage. Il nous manque la ligne !». La critique est tellement pertinente qu’on se dit : « Bon sang, mais c’est bien sûr ! Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt. » Sophia Bacelar elle aussi est pleinement d’accord. « Gautier a raison, nous confie-t-elle un peu plus tard. Je n’avais pas pensé à ça. J’ai travaillé les difficultés les unes après les autres. C’est vrai que ça manque de cohérence. C’est très important. Il est formidable comme prof ! »
Les deux musiciens reprennent donc la partition depuis le début, phrase par phrase, en travaillant précisément les transitions. « Privilégie la direction sur le niveau sonore. Il faut que tous les plans soient clairs, qu’on sente que tu nous emmènes, que tu sais où tu nous emmènes. Ses maîtres-mots : « Intention, anticipation, intelligence de la musique ». Sa consigne incessante : « Convoque les images. Il faut que tu les aies en tête pour nous les communiquer ! »
Et très vite Gautier Capuçon s’empare de son violoncelle. Avec l’énergie et la sensibilité qui sont sa signature à l’archet, Il montre, il démontre. Ici pour un point technique : “Plus près du chevalet les pizzicati !” Le plus souvent pour un point d’interprétation : « Là, Pierrot joue avec la lune. On doit l’entendre » lance-t-il, joignant le geste à la parole. Si on était séduit pas le premier jet de l’élève, dès que le maître s’empare de l’instrument pour une ligne, ou un trait, on mesure la marge de progression du premier, et le grand art du second. Il est le maître !
Plus la leçon avance, plus Sophia Bacelar semble perdre son assurance initiale. Non qu’elle soit terrorisée. Gautier Capuçon n’impose rien. Il suggère avec bienveillance, empathie, beaucoup de conviction mais aussi beaucoup d’humour. Simplement l’élève s’ouvre à ses recommandations, s’en imprègne, s’assouplit comme l’argile réhumidifiée du sculpteur qui reprend son modelage, et modifie son jeu en conséquence.
Parfois même Gautier Capuçon n’a besoin ni de commenter ni de démontrer. Une moue dubitative suffit. Elle signifie : « Tu peux sûrement mieux faire ! » Et Sophia Bacelar recommence. Avec application. Avec zèle.
Les élèves de cette classe d’Excellence sont là pour ça, tous les six. Sélectionnés parmi une cinquantaine de dossiers initiaux et au terme une vingtaine d’auditions, ils viennent du monde entier, ont entre 18 et 25 ans mais baignent dans la musique depuis leur plus jeune âge, sont tous déjà bardés de diplômes et ont pour la plupart entamé une carrière professionnelle, en solo ou en formation de chambre. La classe est gratuite, l’hébergement assuré, les transports indemnisés. « On a beaucoup de chance ! », constatent-ils en chœur.
Ils viennent ici chercher une reconnaissance, une accélération, de celles que procure une ligne ou une expérience prestigieuse supplémentaire sur un CV, un perfectionnement aussi bien entendu, mais plus que tout, un compagnonnage. « Gautier Capuçon ne nous donne pas des conseils de professeur », confie Sophia Bacelar, lors du déjeuner commun qui suit, une règle ici. « Il donne lui-même plus de 100 concerts par an. Il se pose tous les jours sur le répertoire du violoncelle les mêmes questions que nous. Ce sont ses réponses personnelles qu’il nous suggère, ou nous recommande».
Cameron Crozman, canadien, 21 ans lui aussi, abonde dans le même sens : « Gautier est très attentif. Il connait parfaitement chaque mesure, chaque ligne. Il connait toute la partition, pas seulement la partie de violoncelle. Il est toujours pertinent. En plus, on n’a pas l’impression d’être en face d’un professeur. On est plutôt comme deux solistes qui échangent leurs expériences. Il est là pour nous aider, dans le détail. Il a plus avec nous une relation de mentor. Il capte très vite les changements à faire pour que ça sonne mieux et le résultat est tout de suite tangible. C’est incroyablement stimulant. Exigeant, aussi.»
Du haut de ses 23 ans, dont 20 de musique, la Lettone Margarita Balanas, venue spécialement de Londres où elle vit, a une vision plus mature de sa relation à maître Gautier : « Il est tellement différent de moi, comme violoncelliste. C’est intéressant d’explorer avec lui de nouvelles idées et possibilités. C’est très rafraichissant. Je vois ça comme une conversation musicale. Il n’y a pas d’un côté ce qui serait correct et de l’autre ce qui ne le serait pas. Il me donne des idées que je n’ai pas encore explorées. Je les teste. Parfois je les garde, parfois pas – Et il l’accepte ? – Oui. Mais dans ce cas, il me dit d’y aller franchement, d’assumer… »
On aura compris que cette classe est avant tout respectueuse des personnalités et que tout y est pensé pour leur permettre de s’épanouir… Chaque session en est conçue comme un temps de vie commune – « Une carrière se construit sur du travail et des rencontres, rappelle sagement Cameron Crozman, et ce sont mes futurs collègues que je côtoie ici ! » -. Les élèves y rencontrent aussi des experts qui viennent leur parler de leur tête (des psychologues pour la gestion du stress), de leur corps (ostéopathes, orthopédistes, pour prévenir ou guérir les douleurs spécifiques au violoncelliste), ou de leur carrière (comment donc choisir un agent, etc.) Cette classe d’Excellence est aussi une école de la vie.
La confrontation quasi permanente avec le public n’en est pas le moindre atout. Les classes du samedi et du dimanche matin lui sont ouvertes deux heures durant. Un concert qui vient couronner les efforts des deux journées de travail en commun, est proposé le dimanche soir. Les caméras de Medici TV mettent le tout en ligne instantanément. Comme chaque année depuis trois ans, la session de juin sera l’occasion d’une création mondiale, une pièce pour Sept violoncelles commandée à Bruno Mantovani. « Dans toute sa carrière, Rostropovitch a créé 140 œuvres contemporaines, rappelle Gautier Capuçon avec gourmandise. J’en suis seulement à 20 ». Interprètes, répertoire, le présent et l’avenir du violoncelle se jouent donc ici, un week-end par mois, à l’orée du Bois de Boulogne. On vous aura prévenu.