A l’occasion de la parution de leur premier disque consacré aux “Variations Goldberg” de Jean-Sébastien Bach et avant leur concert le 8 novembre à Paris au Temple du Foyer de l’Âme, nous avons rencontré le trio à cordes composé de Sébastien Surel (violon), Paul Radais (alto) et Aurélien Sabouret (violoncelle). Dans cette interview, il est notamment question de la naissance de ce trio, du choix des “Variations Goldberg” transcrites par Dmitri Sitkovetsky, de leur interprétation, ainsi que des projets à venir.
Pouvez-vous nous retracer la création de votre trio à cordes ?
Paul : Sébastien et moi nous connaissons depuis l’enfance. Nous avons rencontré Aurélien un peu plus tard, au conservatoire. Ensuite, nous nous sommes retrouvés au gré de différents concerts de musique de chambre, en trio ou en formations plus étoffées. A vrai dire, nous n’avons pas décidé formellement un jour de faire du trio. Cela est juste devenu naturel de se retrouver tous les 3. La formation s’est pour ainsi dire créée d’elle-même.
Aurélien : Nous avons vraiment commencé à jouer tous les trois très régulièrement au début des années 2000 dans le cadre d’une série de concerts parisiens que Paul et Sébastien organisaient. La série s’appelait « La chambre d’amis » et a perduré de nombreuses années. Je garde un souvenir ému de ces moments de musique et d’amitié, de la grande qualité des concerts qui brassaient d’excellents musiciens passionnés. En musique de chambre les choses ne coulent pas toujours de source, nous avions conscience que notre entente musicale était précieuse et c’est tout naturellement que nous avons continué à travailler en trio.
Pourquoi le choix des Variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach, transcrites par Sitkovetsky, s’est imposé au trio pour ce premier disque ?
Sébastien : Les variations Goldberg sont d’une telle envergure qu’il nous a fallu des années avant d’oser nous en approcher. Il y a tant à raconter dans cette aventure musicale, à défendre aussi, car aborder une œuvre emblématique du clavier dans une transcription pour violon, alto et violoncelle, c’est impressionnant – les clavecinistes et les pianistes travaillent pendant des années ces variations avant de les jouer en public et bien sûr de les enregistrer.
La première fois que nous avons donné cette transcription en concert, après avoir beaucoup joué le répertoire traditionnel pour cette formation, il nous est apparu comme une évidence que nous pourrions relever le défi car nous avions vraiment une vision commune de cette œuvre.
Paul : Oui, l’œuvre est un défi de virtuosité, tant au point de vue de son écriture que de son interprétation (déjà au clavier…) C’est tout un travail technique, stylistique, dynamique, que nous avons approfondi, qui nous a enrichi, et dont nous avons voulu garder la trace, comme un aboutissement. Cette trajectoire est à l’image de l’œuvre, comme une aventure qui débute sur cet Aria très simple, qui se développe dans des paysages très différents et retourne à l’Aria que l’on ne peut ni jouer, ni entendre de la même façon à sa réexposition. C’est littéralement une traversée, un dépaysement mais qui revient à son point de départ. La variété essentielle de l’œuvre est aussi d’une richesse unique. Toutes les 32 mesures, il faut changer d’atmosphère, créer à chaque fois un monde nouveau sur une base unique. Quel défi plus enthousiasmant pour un premier disque ?
De quelle manière l’interprétation du pianiste Glenn Gould a-t-elle pu influencer votre travail ?
Paul : De 2 manières fondamentales : tout d’abord, l’arrangement de Dmitri Sitkovetsky reprend exactement les choix de Glenn Gould quant aux ornementations qui ne sont pas précisées par Bach. Donc, nous jouons littéralement l’arrangement de l’interprétation de Glenn Gould. Ensuite, les deux enregistrements du pianiste canadien ont fait date. Vénérés ou critiqués, il y a un avant et un après Gould. Son articulation particulièrement marquée, son expression quasi-didactique ont bouleversé la façon qu’on avait à l’époque d’aborder Bach. De ce fait, l’influence de Gould sur le jeu contemporain est presque inconsciente. La révolution qu’il a provoquée nous a façonnés.
Mais nous avons aussi fait des choix d’interprétation et de tempi radicalement différents. En partie parce que les possibilités instrumentales ne sont pas identiques mais également aussi parce que certains phrasés devenaient évidents sous nos archets.
Sébastien : Glenn Gould a donné de Goldberg une lecture si identifiable, audacieuse et originale, il y a laissé une empreinte si forte qu’il était plutôt difficile de s’en libérer !
Nous avons énormément travaillé sur ce texte, expérimenté des dizaines d’options pour chaque variation. Mais comme nous sommes tous les trois fascinés par cette digitalité, cette fulgurance et la poésie qui se dégage de son interprétation, il en reste forcément quelque chose dans notre lecture de cette œuvre.
Quel éclairage apporte cette interprétation vis-à-vis de l’oeuvre initialement composée pour clavecin ?
Sébastien : Dans son travail de transcription pour violon, alto et violoncelle réalisé en 1984, le compositeur et violoniste Dimitri Sitkovetsky ne se contente pas seulement de transcrire la main droite du piano pour les parties de violon et d’alto et la main gauche pour le violoncelle. Sa démarche est beaucoup plus complexe, en jouant avec les timbres et la polyphonie des trois instruments sans pour autant en changer une seule note.
Certaines variations, les plus rapides et « digitales » sont extrêmement complexes et très virtuoses pour les cordes, au contraire des variations plus lentes dont certaines semblent pensées pour le légato des instruments à cordes.
C’est un éclairage très intéressant, y compris pour mieux comprendre certains aspects de la polyphonie, de l’art de mélanger les différentes voix de l’œuvre.
Cela ne laisse personne indifférent, et fait un peu tiquer certains spécialistes de la musique baroque qui trouvent forcément étrange de voir écrites en toutes notes les ornementations normalement improvisées. Mais nous n’oublions pas que cette transcription est aussi un hommage à l’interprétation de Gould.
Paul : Nous avons choisi d’assumer la nature mélodique du jeu des cordes tout en veillant à garder la clarté de l’ articulation du clavier. De nombreux pianistes nous ont fait part de leur agréable surprise quant à cette version qui met en évidence le relief des différentes voix, permis par la variété des timbres des 3 instruments. La version cordes apporte donc une lisibilité, une horizontalité et une chaleur particulières.
Aurélien : La musique de Bach est d’une telle richesse qu’elle offre des possibilités infinies, sur le plan des instrumentations et également sur le plan purement interprétatif. Glenn Gould lui-même jouait une « transcription » pour piano moderne de l’œuvre de Bach. Cette version en trio rentre petit à petit dans le répertoire de musique de chambre et son aspect vocal apporte une grande expressivité. En tant qu’interprète c’est une des rares pièces dont on ne se lasse absolument jamais.
Pouvez-vous nous parler de la création de votre label Bion Records ? Pourquoi avoir fait le choix de l’autoproduction ?
Le trio : Là encore, nous n’avons pas échafaudé un plan préalable. Toute cette aventure est une histoire d’amitié. Le terme est souvent galvaudé, mais il est ici authentique. Au départ, il y a le désir à la fois d’enregistrer cette oeuvre et de poser l’existence du trio par une forme d’acte symbolique. Mais il y a aussi une grande complicité avec Louis Barruol, négociant-vigneron, grand mélomane et violoncelliste amateur. C’est grâce à lui que ce disque existe. Et notre relation dépasse largement celle qui lie ordinairement l’artiste au mécène. Ainsi, financièrement autonomes, nous avons eu la liberté de choisir tous nos partenaires, du directeur artistique (Roland Pidoux) à l’ingénieur du son (Bastien Gilson), en passant par le propriétaire du théâtre St Bonnet à Bourges (Christian Ciup), le photographe (Lyodoh Kaneko) et le graphiste (Balazs Borocz), ou encore l’auteur du texte de présentation du livret (Jean-Michel Ferran) avec lesquels nous avions déjà de profonds liens d’amitié et de décider, à chaque étape, de tous les détails. De ce fait, nous pouvons répondre de tous les aspects du disque, le musical bien sûr mais aussi, tout ce qui concourt à fabriquer un objet artistique.
Cela a parfois été compliqué (on ne compte plus les échanges de mails pour décider de tel ou tel détail !), mais c’était une aventure passionnante que de pouvoir assumer cette responsabilité. Pour ce qui est de la distribution, Internet propose désormais des solutions alternatives que nous utilisons.
Vous serez en récital au Temple du Foyer de l’Âme à Paris le 8 novembre, ce concert revêt-il une dimension particulière ?
Oui, c’est avant tout une grande fête ! Nous célébrons à la fois l’aboutissement de cette belle aventure collective et la sortie de ce disque qui va désormais vivre son existence propre.
Louis Barruol sera bien évidemment de la partie et nous espérons accueillir un public nombreux pour partager avec lui ces moments chaleureux.
Votre trio réfléchit-il déjà à de nouveaux projets ?
Bien sûr ! Tout en continuant à jouer ces Variations Goldberg, nous allons retrouver d’autres œuvres du répertoire du trio. Il y a peut-être un nouveau projet de disque autour de la musique française avec les trios de Roussel et Cras auxquels nous aimerions adjoindre un quatuor avec piano de Fauré. C’est en effet une possibilité très séduisante du trio à cordes que de constituer un noyau solide pour d’autres configurations de musique de chambre. D’ autre part, nous jouons régulièrement le Divertimento de Mozart et cela pourrait aussi faire l’objet d’un projet discographique.
Nous allons donc continuer à développer notre répertoire propre en reprenant aussi notre exploration d’œuvres plus contemporaines et nous ouvrir à des collaborations épisodiques dans le même esprit d’amitié que celui qui a présidé à la réalisation du disque des Variations Goldberg.