A l’occasion de l’édition 2017 du festival de Bayreuth, nous avons assisté à l’intégrale de L’anneau du Nibelung sur quatre jours, dans la pure tradition wagnerienne. Il y était présentée, pour la dernière fois, la mise en scène controversée de Frank Castorf de 2013
Un sordide motel américain à la tombée de la nuit. Des fauteuils aux imprimés miteux décorent un patio en béton, pendant que des banderoles colorées se penchent sur une piscine préfabriquée où de l’eau luit à l’intérieur. Trois prostituées s’approchent d’un étendoir et l’une d’entre elles commence à ranger de la lingerie qui se trouve au dessus, puis s’approche du barbecue et sert à ses collègues de la viande grillée.
S’approchant languidement de l’eau illuminée par des feuilles d’or, les trois femmes s’aperçoivent de la présence d’un rescapé de prison qui, caché, les regarde lubriquement. Pour se venger, elles en font l’objet de leur amusement, dans un jeu de provocation et répulsion.
Nous rencontrons ensuite le propriétaire du motel : un mafieux adepte de tous les vices, avide et sans scrupules qui met en gage sa belle-sœur dans un deal avec deux criminels.



C’est ainsi que le rideau s’ouvre sur le prologue de l’Anneau du Nibelung dans la mise en scène de 2013 de Frank Castorf présentée ici à Bayreuth pour la dernière année.
Telle une plongée dans l’eau froide d’un rocher de trente mètres, le metteur en scène nous entraîne dans la mythologie wagnerienne à travers un univers désacralisant, dont la violence n’a rien à envier à un film de Tarantino. Nous ne sommes plus dans le monde imaginaire des dieux, des demi-dieux, des humains, des nains et des autres créatures, mais dans le monde réel des profiteurs et des exploités, des victimes et des bourreaux, des traîtres et des trahis. Dans ce Ring, on ne rêvera pas.
Le premier a avoir bouleversé le Ring, avait été Patrice Chéreau en 1976, dans sa célèbre production pour le centenaire du festival dirigée par Pierre Boulez, huée puis devenue iconique. Avec lui, le monde imaginaire des dieux laissait la place à la réalité de la révolution industrielle, et l’interprétation figée ou caricaturale des chanteurs se transformait en vrai jeu d’acteurs. Se tenant très strictement au texte, Chéreau avait déniché les subtilités des personnages de la tétralogie et les avait réinterprétés en leur donnant une nouvelle vie et un nouvel élan, qui encore aujourd’hui inspirent les metteurs en scène.
Quand à la démarche de Castorf, elle dépasse les bornes du dépoussiérage et du réalisme. Il met devant nos yeux un miroir sur la décadence désespérante de notre société, ses injustices, son hypocrisie et sa vacuité.
Dans une mise en abyme très efficace, la présence constante de l’enregistrement vidéo en direct place l’écran au rang de Dieu et l’être humain à celui d’esclave de sa propre vanité.



Malgré une surabondance de symboles de prestige ou de pouvoir (or, argent, armes, voitures, fourrures, bijoux, objets de consommation, …), l’aliénation ne peut pas être cachée. On en voit le vrai visage dans la superbe scène, où, sous une froide lumière bleue, des hommes et des femmes aux yeux vitrés nagent dans un piscine pleine de lingots d’or.
En contrepoint à la laideur des costumes, à la désolation des lieux et à la grossièreté des comportements, la musique de Wagner en sort magnifiée. La scénographie pivotante exalte la puissance cinématographique des parties instrumentales et le haut niveau des chanteurs en sublime les aspects poétiques et dramatiques, malgré la baguette plutôt froide de Marek Janowski.
Vocalement et théâtralement marquantes, Alexandra Steiner (Woglinde), Wiebke Lehmkuhl (Flosshilde) et Stephanie Houtzeel (Wellgunde) arrivent à nous apporter des moments de beauté et d’innocence, en jouant avec l’eau au rythme du leitmotif du Rhin. Désarmé par ces trois dernières, le très réussi Alberich d’Albert Dohmen, suscite à la fois le dégoût et la compassion, nous faisant comprendre l’état d’âme désespéré l’amènant à renoncer à l’amour. Le calme détaché de Wotan de Iain Paterson (que l’on aperçoit très bien grâce aux plans serrés de la vidéo) contraste avec l’agitation de la Fricka de Tanja Ariane Baumgartner et rendent leur couple terriblement humaine.
Le Loge de Roberto Saccà est tout particulièrement machiavélique, et Günther Groissböck (Fasolt) et Karl-Heinz Lehner (Fafner) incarnent une violence criminelle très réaliste. Nous remarquerons enfin l’Erda de Nadine Weissmann, dont la présence scénique est envoûtante tout comme sa voix grave veloutée. Le public l’applaudit très chaleureusement, sans manquer de taper des pieds, comme il est de coutume dans le temple wagnerien.