L’Opéra Comique de Paris a eu la judicieuse idée d’inscrire à son programme de fin de saison 2017-2018 un ouvrage méconnu de Charles Gounod, La Nonne sanglante, alors même que l’on célèbre le bicentenaire de la naissance du compositeur le 17 juin 1818.
Il en est des commémorations comme de nombreux évènements dans le domaine de la musique classique : soit on réalise une cérémonie un peu formelle, relevant plus de l’exercice obligé ou de la nostalgie bienveillante que du désir réel de la découverte, soit on prend le risque d’une véritable redécouverte en s’en donnant les moyens : c’est le pari de l’exhumation de la Nonne Sanglante, laquelle était indispensable.
On peut d’ailleurs s’interroger sur les raisons de la disparition de cet ouvrage des scènes lyriques, tant nous a surpris la beauté de l’œuvre, la puissance lyrique qu’elle exprime, et ce en dépit d’un livret qui ne se situe pas toujours à la hauteur de la musique.
C’est tout à l’honneur de l’Opéra Comique et du Palazzetto Bru Zane (Centre de musique romantique française) coproducteurs avec l’Insula Orchestra de ce spectacle, d’avoir fait le pari de programmer cette oeuvre dans le cadre de la 6ème édition du Festival Palazzetto Bru Zane à Paris, de s’être entouré pour cela d’une équipe artistique qui a permis de restituer le charme, à peine désuet, de cette œuvre gothique et flamboyante, et d’avoir choisi le bon angle pour ressusciter un ouvrage qui le mérite.
Le livret de cet opéra, tiré du livre mythique “Le Moine” de Matthew Lewis (1775-1818) est signé par Eugène Scribe et Germain Delavigne.
Hector Berlioz en a ébauché la musique en 1841, mais cet ouvrage ne verra jamais le jour…



C’est à Charles Gounod qu’est revenu le soin de mener à bien cet opéra étonnant – créé à Paris le 18 octobre 1854 – dans lequel le mélomane du XXIème siècle ne l’attend pas, entre spectres et malédictions diverses…
L’action se situe dans une Bohême du Moyen Âge au cœur d’un conflit ancestral entre deux familles qui ne sont pas sans rappeler les Montaigu et les Capulet.
Pour faire cesser ces sanglants affrontements, un ermite, respecté de tous, conçoit l’idée de donner à marier Agnès, fille du chef d’un des deux clans à un fils du chef du clan adverse, Théobald : mais…. Agnès est amoureuse et aimée de Rodolphe qui n’est autre… que le frère de Théobald : cette relation amoureuse est sacrilège, Rodolphe refuse d’y renoncer, ce qui entraîne son bannissement.
Les amants interdits envisagent de vivre leur amour en fuyant et de profiter pour cela de l’apparition rituelle d’un fantôme qui n’est autre que la Nonne sanglante dont le personnage fatal va permettre divers rebondissements… et quelques terribles apparitions.
Au terme de nombreuses et périlleuses péripéties, Agnès et Rodolphe verront cependant leurs vœux exaucés.



On l’aura peut-être compris, le véritable héros de cet opéra est en réalité Rodolphe qui aurait d’ailleurs pu donner son nom à l’ouvrage.
Il s’agit du deuxième opéra de Charles Gounod qui a bien retenu les leçons du grand opéra français ; il y ajoute son grain de génie : alternance de passages spectaculaires (notamment la scène des spectres, l’apparition de la nonne…) suggérés par le livret, de séquences chorales parfois sublimes, mais aussi de séquences tendres, inquiètes et rêveuses, quelques airs d’une surprenante beauté dans lesquelles le grand mélodiste fait merveille. “La Nonne sanglante”, c’est de la belle ouvrage !!!
Tout au plus pourrait-on penser, à l’instar d’Hector Berlioz, qui, dans l’ensemble, dit beaucoup de bien de l’œuvre, qu’un surcroît de timbale peut parfois nuire à la musique (notamment dans le final de l’acte IV). D’autant que la direction musicale de Laurence Equilbey à la tête de son ensemble orchestral Insula Orchestra – qui interprète sans faille et solidement cette partition mouvementée – incline à soutenir une tension sonore qui aurait sans doute méritée, parfois, d’être allégée.
La réussite d’une représentation lyrique implique une bonne distribution : c’est le cas, sans presque aucune restriction.
Tout d’abord, ou plutôt tout en haut, Michael Spyres qui s’est taillé depuis quelques années une belle réputation dans le lyrique français et, en particulier, dans un Faust de Berlioz mémorable. En Rodolphe, le ténor américain est au sommet de son art : timbre superbe, diction parfaite que nombre de chanteurs francophones pourraient lui envier, belle présence scénique.
Agnès et la Nonne, les deux figures centrales féminines de l’ouvrage sont respectivement interprétées avec beaucoup de ferveur par Vannina Santoni qui a pu parfois éprouver quelques difficultés dans les aigus et par Marion Lebègue dans la belle tessiture de mezzo-soprano, le compositeur ayant choisi habilement de confier à une voix féminine plus grave le personnage du fantôme.
La surprise de cette soirée gothique demeure sans conteste le soprano de Jodie Devos, impertinente et drôle, qui incarne malicieusement et avec humour le rôle travesti d’Arthur (page de Rodolphe) et dont la ligne vocale est constamment belle, avec des aigus d’une très grande pureté.
Le reste de la distribution est à l’image de ce spectacle réussi : homogène, avec quelques interventions remarquées, notamment celle de Jean Teitgen dans le rôle de Pierre l’Ermite et celles des deux chefs de clan: Jérôme Boutillier (qui remplaçait André Heyboer au pied levé, lors de la représentation du lundi 4 juin) dans le rôle du Comte de Luddorf et Luc Berlin-Hugault dans le rôle du Baron de Moldaw.
Le chœur Accentus fait merveille dans les nombreuses interventions que lui propose la partition.
Par bonheur, la mise en scène de David Bobée, délaissant toute surcharge horrifique, évitant subtilement toute emphase et surjeu, démêle avec efficacité les embûches d’un livret parfois un peu lourd et restitue une belle lisibilité du drame qui aurait pu facilement tomber dans l’excès, le vulgaire ou même le ridicule.
La Nonne sanglante mériterait sans conteste de figurer au répertoire de l’Opéra Comique et ne pas se contenter d’être une belle redécouverte sans lendemain !…
Lundi 4 juin 2018.
“LA NONNE SANGLANTE”
Opéra en cinq actes de Charles Gounod, créé le 18 octobre 1854
Livret d’Eugène Scribe et Germain Delavigne.
Opéra Comique de Paris les 2, 4, 6, 8, 10, 12 et 14 juin 2018.
Direction musicale: Laurence Equilbey
Mise en scène : David Bobée
Décors : David Bobée et Aurélie Lemaignen
Costumes : Alain Blanchot
Lumières : Stéphane Babi Aubert
Rodolphe: Michael Spyres
Agnès : Vannina Santoni
La Nonne: Marion Lebègue
Le Comte de Luddorf : Jérôme Boutillier
Arthur : Jodie Devos
Pierre l’Ermite: Jean Teitgen
Le Baron de Moldaw: Luc Bertin-Hugault
Fritz/le Veilleur de nuit : Enguerrand de Hys
Anna : Olivia Doray
https://www.opera-comique.com/fr
A lire- ou relire : “Le Moine” de Lewis
Traduction de Léon de Wailly- Présentation (et révision de la traduction) par Laurent Bury.
GF Flammarion, Paris, 2011.