Lumière. Blanc. Voile. Si on me demandait ce que je vois lorsque j’entends les premières notes chromatiques du prélude de La Traviata, je dirais sans doute : un matin lumineux déchirer le brouillard de l’aube ou bien une lumière saturée inonder une chambre à coucher toute blanche, ou encore une silhouette maigre se lèvant d’un lit entouré de voiles et disparaîssant dans le contre-jour d’une fenêtre ensoleillée. Blancheur brillante de si mineur.
La scène est sombre. On distingue des silhouettes sous un voile, leur lampe frontale sature de blanc les autres silhouettes. On prépare une fête, les silhouettes sont empêtrées dans le voile et aveuglées de lumière directe. Un orchestre saltimbanque est en charge de ces mesures sublimes qui nous préviennent que l’éblouissement à venir sera celui de la mort. Le voile les étouffe comme une phtisie, des voix montent de cavernes qui se forment dans les plis du tulle.
Des mots en français s’invitent dans le livret de Piave, ponctuent le chant ou se substituent aux récitatifs, comme si une réalité augmentée nous racontait l’histoire de Marguerite en même temps que le destin de Violetta se joue devant nous. Alfredo déclare sa flamme, en quelle langue l’ai-je entendu ? L’a-t-il chanté ou est-ce Armand Duval qui l’a joué ? Benjamin Lazar met en scène une Traviata mais c’est Alexandre Dumas fils qui nous prend la main dans les couloirs de La Dame aux Camélias, tantôt roman tantôt théâtre. Pour cette déclinaison authentiquement baroque — théâtre chanté, opéra parlé, Florent Hubert a transcrit la partition pour huit instruments : violon, violoncelle, contrebasse, flûte, clarinette, trombone, cor, accordéon. Le piano s’invite de temps en temps dans la mise en scène plutôt que dans la musique. Les musiciens se font instrumentistes, chanteurs, acteurs, figurants.
Réduction d’orchestre ? Bien sûr mais combien amoureuse de chaque note, de chaque tonalité, de chaque pupitre. Avez-vous déjà fredonné la Traviata ? Oui, bien sûr. Libiamo… Adio del passato… Parigi, o cara… Eh bien vous avez fait une réduction d’orchestre car la Traviata qui est en vous, il suffit de la laisser se lever du lit et sortir par la fenêtre immaculée, de vous laisser éblouir, pour qu’elle résonne, ce que Florent Hubert a magistralement réussi ici.

Judith Chemla irradie. Poussant à l’extrême le paradoxe de la cantatrice phtisique, elle souffle son rôle dans une incandescence qui s’épuise et s’éteint en passant des bras d’Alfredo à ceux de la Mort. Bien sûr, il ne faut pas y rechercher les subtilités de timbre des grandes Violetta lyriques, sans même songer à Callas, mais plutôt les accents de Sarah Bernhardt : rendant hommage à celle-ci sans rien renier de l’héritage dramatique de celles-là, elle incarne magnifiquement les trois visages de Violetta, sensualité de la femme perdue, pureté de la femme amoureuse, éternité de la femme sacrifiée. La voix parfois chuchote, lumineuse, puis s’étouffe devant son sacrifice et suffoque dans son voile. Pas de contre-mi, mais des cantatrices plus académiques l’ont ignoré sans vergogne avant elle. Comme avec les instruments, la Traviata qui est en nous complète et restitue la pleine voix.
Damien Bigourdan incarne ce truchement impuissant d’un règlement de compte social qu’est Alfredo/Armand et met cette impuissance à la hauteur de la transcendance de Violetta/Marguerite. Germont frappe à la porte, tapote quelques notes sur le piano : le destin vient de se glisser dans la retraite des deux amoureux, que les fleurs (mais pas les camélias) ont envahie pour étouffer le tumulte de la ville. La tombe de Violetta est déjà fleurie, elle s’allonge dedans lorsque Germont lui arrache son avenir : non lagrima o fiore avrà la mia fossa.
Vous méritez un avenir meilleur, dit le père d’Armand Duval à Marguerite qui se meurt devant lui. Marie Duplessis, qui avait inspiré son roman à Dumas fils, meurt le 5 février 1847. Il ne faudra que six ans pour que soit créée La Traviata, le 6 mars 1853 à La Fenice, donnant à sa mémoire un avenir meilleur que ne le fut sa vie : ah, della traviata sorridi al desio !
Si au désir de la dévoyée on a assurément beaucoup souri ce soir-là à Brest, on a aussi beaucoup pleuré. De cette Traviata relue, réécoutée, rechantée, augmentée, on retient la certitude qu’elle se trouve en chacun (oui, chacun) d’entre nous. Piangi, piangi, piangi o misera.