Le vaisseau fantôme au Festival de Bayreuth 2018 © Enrico Nawrath
Le vaisseau fantôme au Festival de Bayreuth 2018 © Enrico Nawrath

Le hollandais volant à Bayreuth, capitaine sans navire et sans mer

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Pour la sixième année, le festival de Bayreuth présente Der fliegende Holländer (Le vaisseau fantôme) de Wagner dans la mise en scène de Jan Philipp Gloger, avec John Lundgren s’alternant à Greer Grimsley, Ricarda Merbeth, Peter Rose, Tomislav Mužek, Christa Mayer et Rainer Trost, sous la baguette d’Axel Kober

Pas de navire ni de mer pour le Hollandais dans le Vaisseau fantôme vu par Jan Philipp Gloger, mais un costard, une valise pleine de billets et une coiffure cyberpunk.

Inspirée des sympathies anarchistes et socialistes de Wagner (qui participa à la révolution échouée de 1848/49), Gloger fait une transposition anti-capitaliste de l’opéra et condamne le protagoniste à errer dans un océan de transactions financières, symbolisées par des compteurs en accélération vertigineuse montés sur des circuits informatiques entrelacés, clignotant de manière frénétique.

Fatigué d’une vie matérialiste et aliénante, soumise à l’impératif de la croissance et du profit, le Hollandais espère être sauvé par un amour inconditionnel, sentiment qui lui est étranger, ne connaissant que des relations d’intérêt.

Son salut lui apparaît à la rencontre avec Daland, ici un marchand de ventilateurs qui, une fois constatée sa richesse, lui propose d’épouser sa fille. La transaction est scellée par un contrat préparé sur-le-champ par le Pilote, un jeune arriviste qui partage avec son patron l’amour pour l’argent et tout ce qu’il permet d’acheter, objets comme personnes.

Le vaisseau fantôme au Festival de Bayreuth 2018 © Enrico Nawrath
Le vaisseau fantôme au Festival de Bayreuth 2018 © Enrico Nawrath

Un joli changement de scène effectué par le choeur de marins, ici les employés commerciaux de l’entreprise de Daland, nous conduit dans la fameuse usine à ventilateurs, qui remplace la filature.

Pendant que le chœur de femmes entonne le Chant des fileuses au rythme des rotations des aubes et de l’emballage à la chaîne, Senta fait son apparition. Entre les mains, au lieu d’un portrait représentant le hollandais, elle tient une sculpture en bois taillée à la hache et tachée de noir, évoquant une dimension primitive et brutale, mais aussi retour aux sources, à la nature, totalement absente de cet univers artificiel.

Elle raconte donc la légende de l’homme qui osa défier les dieux, dans une Ballade virulente et agressive, qui effraye ses collègues.

Le vaisseau fantôme au Festival de Bayreuth 2018 © Enrico Nawrath
Le vaisseau fantôme au Festival de Bayreuth 2018 © Enrico Nawrath

Puis l’explorateur maudit se matérialise et c’est le coup de foudre. Pendant que les deux se déclarent leur amour, une vidéo est projetée derrière eux, montrant des gouttes noires coulant vers le sol
(qui semblent un clin d’oeil à l’or noir du Ring de Castorf), , devenant ensuite des rayures verticales, puis des troncs d’arbre alignés, comme dans une forêt. Armés d’ailes en carton et de bâtons en bois, les deux protagonistes semblent prêts à se rebeller contre cette société déshumanisée et à s’envoler vers un nouveau monde.

La mise en scène de Jan Philipp Gloger est une intéressante prise de position qui fonctionne plutôt bien au premier abord mais qui, en négligeant les aspects psychologiques des personnages et toute la connotation surnaturelle, s’éloigne trop du livret et des intentions du compositeur.

Bien que brisé par la malédiction, le Hollandais est tout de même un immortel qui, à la tète d’un équipage de morts-vivants a parcouru tous les mers. C’est un personnage imposant et effrayant, qui devient ici un misérable humain se plaignant de son sort. Pour cela le Hollandais de John Lundgren

(qu’on avait beaucoup apprécié en Wotan l’année dernière à Bayreuth et à Amsterdam dans Eine florentinische Tragödie, également dirigé par Gloger), n’arrive pas à accrocher, malgré une technique impeccable et un grand engagement.

Senta est une jeune fille qui ne connaît rien au monde et qui, ne trouvant pas sa place dans la société, s’obséde par une légende et est prête à mourir pour un homme qu’elle n’a jamais connu, mais dans cette production elle ressemble plus à une Brunnhilde défiant son père et la société toute entière.
Ricarda Merbeth (qui avait été une sublime Isolde à Bayreuth en 2017, en remplaçant Petra Lang à la volée), dont on apprécie les aigus clairs et puissants, incarne une Senta adulte et sure d’elle, presque plus imposante que le Hollandais lui-même.

Le chœur des marins et celui des fantômes, devenus ici des simples rivaux commerciaux, perd toute théâtralité, le puissant Chœur des matelots ne sonne plus comme une inquiétante invocation et la réponse dissonante des marins fantômes devient plus caricaturale que terrifiante.

Bizarrement, les personnages les plus attachants sont ceux que l’on devrait trouver les plus détestables, le jeune arriviste, le père qui “vend” sa fille et le prétendant pathétique.
Avec un timbre large et charmant, Rainer Trost (le Pilote) incarne un jeune Loup de Wall Street convaincant, qui étreint une valise pleine de billets avec la tendresse et l’entrain d’un amoureux.

Le Daland charismatique et énergique de Peter Rose nous séduit par la clarté de l’émission et la chaleur du timbre, et de l’Erik extrêmement convaincant de Tomislav Mužek on retient le timbre touchant et le phrasé moelleux. L’expression sincère de ses sentiments pour Senta est l’un des rares moments émouvants de la soirée, grâce également à un orchestre engagé.
Mention spéciale pour la Mary de Christa Mayer, à la tessiture limpide et uniforme.

Le vaisseau fantôme au Festival de Bayreuth 2018 © Enrico Nawrath
Le vaisseau fantôme au Festival de Bayreuth 2018 © Enrico Nawrath

Axel Kober guide l’orchestre du Festival de Bayreuth de manière limpide et précise. On entend très clairement chaque instrument sans perdre de vue l’ensemble, et si l’on ferme les yeux on est enfin transporté par la splendide musique de Wagner.

Dans l’usine de Daland, un nouveau produit va prendre la place des ventilateurs : une statuette représentant l’étreinte des amants malheureux. Cet objet, exploitant sans respect le tragique destin de Senta et du capitaine maudit, fait monter en flèche les chiffres d’affaires, sous les yeux brillants de joie du père de la jeune fille.

Parallèlement à sa formation en chant lyrique, Cinzia Rota fréquente l'Académie des Beaux-Arts puis se spécialise en communication du patrimoine culturel à l'École polytechnique de Milan. En 2014 elle fonde Classicagenda, afin de promouvoir la musique classique et l'ouvrir à de nouveaux publics. Elle est membre de la Presse Musicale Internationale.

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