Jusqu’au 16 octobre, le Festival Terpsichore égaie l’automne parisien de ses raretés baroques brillamment revisitées par des musiciens hors pair.
Terpsichore est la muse de la danse et de la poésie lyrique. C’est donc un choix surprenant qu’a fait le claveciniste américain Skip Sempé en nommant Terpsichore, le festival de musique baroque qu’il dirige et anime depuis maintenant trois saisons. C’est un choix heureux puisque Terpsichore s’est vite imposé dans l’offre surabondante de la rentrée parisienne comme la marque d’un rendez-vous à part. On y privilégie la rencontre entre les musiciens et leur public autour d’œuvres rarement jouées sinon méconnues, intelligemment présentées, dans des lieux qui favorisent proximité et convivialité, comme la salle Erard – oui, les pianos ! -, où de très grands musiciens, de Liszt à Ravel, ont bâti une partie de leur gloire, et que Terpsichore nous offre l’occasion de (re)découvrir.
« Ici, on peut mener des projets inédits, différents de ce qu’on entend partout. C’est un vrai travail de création ». Olivier Fortin, claveciniste lui aussi, résume ainsi l’esprit de ce festival et l’illustre illico. Avec l’ensemble Les Masques (du nom des divertissements de cour dans l’Angleterre élizabethaine) qu’il a fondé, il donne en ouverture de Terpsichore 2016 un spectacle intitulé Le Grand Tour.
Olivier Fortin a fouillé dans l’abondante correspondance laissée par les jeunes aristocrates anglais qui, au XVIIIème siècle, effectuaient un voyage initiatique de souvent plus d’un an, pour découvrir le monde (en fait, l’Europe), parfaire leur culture, et se forger une première expérience de la vie hors les murs. Il en a tiré une sélection de textes dits en scène par le comédien Julien Campani qui contextualise la musique.
Notre voyageur fait ainsi ses bagages sur le célébrissime et triomphal rondeau de l’Abdelazer de Purcell (1695). « Les chemises doivent être d’un tissu bien plus grossier que ce que les Anglais ont l’habitude de porter ; sinon, la manière négligée qu’ont les Français de les laver en les battant avec une planche contre une pierre dans l’eau froide vous obligera bientôt à en acheter d’autres ».
Qu’à cela ne tienne, les musiciens complices délaissent un instant leur partition, pour lancer sans égards au voyageur la demi-douzaine de chemises requises. La traversée commence avec comme il se doit pour tremper l’homme et le caractère un forte tempête, en l’occurrence celle que Marin Marais composa pour son Alcyone en 1706, chef d’œuvre d’expressivité baroque, parfaitement rendu par les 7 musiciens des Masques qui semblent jouer et respirer d’un même souffle.
On ne peut même pas dire qu’Olivier Fortin dirige du clavecin : « Pour moi la musique de chambre ce n’est pas le travail d’un chef qui donne des ordres et impose sa lecture d’une œuvre, nous confie-t-il en répétition. Les musiciens ne sont pas des marionnettes. Ils sont pleinement acteurs de la musique. C’est un travail et un résultat collectif ».

La cohésion des Masques, leur joie de jouer ensemble donne sa pleine mesure à chaque étape du périple. Nous voici à Paris où, nous dit le comédien-voyageur, « aux libertés dont usent les femmes mariées, on est bien en peine de distinguer leurs maris du reste de la compagnie ! » Certes, mais c’est aussi le Paris de Campra. Son opéra l’Europe Galante fait salle comble. « Beaucoup y viennent tous les jours et les chantent par cœur. C’est fâcheux pour nous étrangers qui sommes ainsi dérangés ! »
Pas de Grand Tour digne de ce nom sans passage par l’Italie. D’abord Venise et « ses rues pleines de mer ». La douceur d’Albinoni (Sinfonia à 5) et la munificence de Vivaldi (Concerto pour cordes en sol) nous embarquent éblouis et partagés sur cette lagune où « l’on vit entre débauche et dévotion » et qui est à la fois « l’endroit le plus mélancolique et le plus gai du monde ».
Nous arrivons ainsi à Rome, ville déjà éternelle, et imposante, en savourant la solennité enjouée, comme distanciée du Concerto grosso en ré de Corelli. Mais c’est la peinture qu’évoque le voyageur avant de se faire lui-même tirer un portrait avantageux. « J’entends ici des gens tomber en extase aux noms du Raphaël, du Titien, ou du Corrège, alors qu’ils n’ont jamais songé à un tableau avant d’avoir traversé les Alpes. Je n’y vois qu’une explication. Le climat de Rome est contagieux. »
Vient le temps du retour, par le Nord, et donc l’Allemagne. Escale à Leipzig où nous nous pénétrons des accents cosmopolites de la Suite des Nations de Telemann. « Il y a ici des hommes de grande taille de toute nation et religion, une chapelle moscovite, une église papiste, et des lieux de culte pour presque toutes les religions », s’étonne le voyageur admiratif. Y aurait-il là un message subliminal venu des Lumières baroques pour l’Europe contemporaine tétanisée par ses angoisses et ses tentations de repli ? « Bien sûr, » conclut Olivier Fortin dont le clavecin somptueux nous a réjoui toute la soirée, « c’est important de montrer aujourd’hui comment dans l’Europe d’alors, la culture commune s’enrichissait de toutes les particularités grâce aux échanges, aux voyages, à la curiosité mutuelle. A l’époque, on se nourrissait des différences. On les trouvait savoureuses ». Et de laisser comme il se doit l’envolée finale au Kantor de Leipzig, l’inévitable Jean-Sébastien Bach, avec une adaptation orchestrale et triomphale du choral de la cantate BWV 75 : Was Gott tut, das ist wohlgetan (Ce que Dieu fait est bien fait).