Matthias Goerne et Leif Ove Andsnes au Théâtre des Champs Elysées
Matthias Goerne et Leif Ove Andsnes au Théâtre des Champs Elysées © DR

Matthias Goerne et le Lied de Schubert : tout pour la musique !

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Le baryton allemand Matthias Goerne vient de livrer en trois soirées au théâtre des Champs-Elysées, les trois derniers recueils de Lieder de Franz Schubert dont il s’est fait une spécialité depuis plus de deux décennies. Le norvégien Leif Ove Andsnes était au piano. Duo musical au sommet pour une œuvre envoûtante.

 

Une œuvre, un interprète. C’est ainsi, il faut s’y faire. Quand vous évoquez aujourd’hui les lieder de Schubert, le nom de Matthias Goerne s’impose instantanément. Légitime sûrement. Voilà plus de vingt ans que le baryton allemand, ancien élève de Dietrich Fischer-Dieskau, référence suprême en cette matière comme en d’autres, laboure ce répertoire délicat avec autant d’application que de talent, au disque comme à la scène, avec des accompagnateurs aussi marquants qu’Alfred Brendel,  Christoph Eschenbach, Markus Hinterhäuser, ou ici donc le norvégien Leif Ove Andsnes. Encore faut-il s’entendre sur la notion d’accompagnateur tant la musique tient dans ces lieder, surtout les derniers, une place prépondérante. Matthias Goerne le reconnait lui-même : « L’un des problèmes avec ces lieder, c’est que la partie confiée au piano est parfois plus éloquente, plus intéressante que celle du chant ! » Et pour cause. Franz Schubert, passé maître dans cet art du lied — il en  a composé 600 — jette alors dans la bataille les derniers feux de sa géniale inspiration, trop tôt muselée par la mort qui le frappe le 19 novembre 1828, à l’âge de 31 ans. 20 mois tout juste après la mort du grand maître Beethoven, 20 mois où, comme libéré de cette tutelle magnifique mais encombrante, Schubert livre son propre testament musical. Il inspirera Berg, Strauss, voire Debussy et Ravel près d’un siècle plus tard. Et plus la maladie (la syphilis) progresse, plus la mort approche, plus l’urgence est prégnante.

C’est la raison pour laquelle des trois recueils de Lieder que nous donne à voir et à entendre le Théâtre des Champs-Elysées à Paris, La Belle meunière (1824), Le Voyage d’hiver (1827), et Le Chant du cygne, c’est ce dernier, rassemblé et constitué en recueil après la mort du compositeur par son frère Ferdinand, qui est, sinon le plus tragique ou le plus cohérent, probablement le plus édifiant.

Il ne faut surtout pas appréhender cette musique comme une succession de ritournelles, en y goûtant de préférence la qualité du poème, de la mélodie — même si elle n’est pas avare de merveilles comme la Sérénade (Ständchen) universellement connue, de la virtuosité du chanteur, et de sa capacité à incarner les rôles successifs qu’imposerait son récital. On serait vite dépité.

Les poèmes sont de qualité inégale : Wilhelm Müller pour La Belle meunière et Le Voyage d’hiver, Ludwig Rellstab et Heinrich Heine pour Le Chant du cygne, les deux premiers ne devant leur notoriété littéraire qu’à ces Lieder. L’argument est presque toujours le même, épuisant l’arsenal romantique : les affres de l’amour caressé puis perdu, la cruauté du désir inassouvi sans cesse ravivé par l’appel tentateur de la nature, la fugacité du bonheur terrestre, l’impossibilité de vivre. Le rôle de l’interprète est unique. C’est celui du Wanderer : voyageur, marcheur, ou vagabond selon les différents sens du mot allemand et les situations, en tous cas un homme seul qui erre, souffre, et nous conte son mal de vivre à la première personne, un écorché vif qui n’en a plus pour longtemps.

C’est surement l’une des clés paradoxales du succès de Matthias Goerne dans ce répertoire. S’il lui arrive d’être un interprète dramatique convaincant par ailleurs — Wozzeck, Wotan (Siegfried), Jochanaan (Salome) pour ne citer que son actualité opératique, dans le dernier Schubert, il ne fait pas l’acteur. Encore moins le crooner déprimé. Il entre en scène d’un pas lourd, pose sa silhouette massive le plus près possible du piano auquel il s’appuie volontiers, plie légèrement les jambes et se lance dans ce Chant du Cygne comme s’il se jetait à l’eau.

Plus volontiers tourné vers le pianiste, ou même vers le couvercle relevé du piano, que face au public, le corps souvent dressé sur la pointe des pieds est tout entier tendu par l’effort du chant, sa gestuelle (minimale) est crispée, maladroite, son visage reste inexpressif. Jamais un sourire même pour inviter la fille du pêcheur, Das Fischermädchen, à descendre de sa barque :« Viens. Assieds-toi. Echangeons des caresses, main dans la main (sic !) ». Dans la vie, demandé comme ça, ce serait l’échec assuré. Ici, il est couru d’avance et ce n’est pas le sujet. Tout à son dialogue musical avec le piano de Leif Ove Andsnes, Matthias Goerne se fait instrument lui aussi. Il fait littéralement corps avec la musique. Tout pour la voix, tout pour le son. Tant pis pour les contorsions étranges et parfois douloureuses qu’il donne à voir, tant pis pour le démenti ainsi apporté à toutes les règles de la pédagogie du beau chant qui se doit d’être détendu ou de sembler l’être. Peu importe en fait le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse. Et c’est le cas.

Matthias Goerne © Marco Borggreve
Matthias Goerne © Marco Borggreve

Parcours fatal s’il en est, ce Chant du cygne commence dans la douceur. Un Message d’amour /Liebesbotshaft dont le narrateur charge le ruisseau voisin : « Apporte-lui le message de celui qui est loin. Ranime les fleurs de son jardin. Berce ma bien aimée pour l’endormir ». En écho au magnifique ruissellement du piano, la voix déjà est envoûtante. Tout espoir n’est pas encore perdu, même si Matthias Goerne nous gratifie déjà de quelques courbettes pataudes. Peut-être n’est-il pas non plus tout à fait chaud encore.  De toute façon, ça se gâte immédiatement. Dès le deuxième lieder « Le pressentiment du guerrier » (Kriegers Ahnung), la musique prend un tour grave, puissant. On y devine au loin le murmure du champ de bataille, les traits du canon, l’annonce du malheur imminent. « Le coeur se sent seul là où résonne le fracas des armes. Tant de batailles sont encore à venir. » Ce soldat sait qu’il a rendez-vous avec la mort. Son « gute Nacht » répété sonne comme un adieu.

Ainsi va cette complainte, qui alterne imperturbablement les relents d’une joie de vivre en lambeaux et les coups de boutoir du désespoir. Jusqu’au grand écart. Jusqu’à la déchirure.

Peu importent «La brise frémissante pleine de parfums de fleurs » (Désir de Printemps /Frülingssehnsucht), ou « les cimes qui ondoient au gré du vent comme bat mon chœur » (Répit/Aufenthalt), puisque dès l’Automne/Herbst, « les fleurs de la vie se fanent, les roses de l’amour périssent ». L’Atlas/der Atlas, ne soutient-il pas « un monde entier de tourments, un monde insupportable »?

Plus la situation s’aggrave, plus le piano prend d’importance. La voix, même expressive, est comme le sous-titrage du drame qui se joue et se dénoue au clavier. Et à ce jeu-là, Matthias Goerne et Leif Ove Andsnes nouent une complicité — on n’ose dire une harmonie, tant la souffrance hurle dans cette musique — sans faille. Les deux musiciens se connaissent bien pour avoir notamment déjà donné ensemble ici-même au théâtre des Champs Elysées un programme Mahler/Chostakovitch il y a trois ans. Le pianiste norvégien excelle aussi dans Schubert et de longue date.  Il en a déjà enregistré les sonates tardives et des lieder (avec Ian Bostridge). D’un piano à la fois subtil et orchestral, virtuose et sensible, il avait d’ailleurs mis la barre très haut lors des trois impromptus pour piano qui ouvraient la soirée, avant l’entrée en scène de Matthias Goerne.

La musique nous le dit : la fin approche. Puisque chaque élan de vie se heurte aux coups du destin, à quoi bon s’obstiner ? Les trois derniers lieder de ce Chant du Cygne : La Ville/ Die Stadt, Au bord de la Mer/An Meer, et Le Double / Der Doppelganger sont donnés d’un seul trait. Nous approchons en barque d’une ville crépusculaire, au rythme régulier des rames (la main gauche d’Andsnes). L’incorrigible amant boit les larmes qui coulent sur le visage de sa belle (la main droite d’Andsnes), avant de lui reprocher de l’empoisonner.
Matthias Goerne, jusque-là magnifiquement retenu, commence à se lâcher, colère et voix. L’amant à bout de nerfs et de forces hallucine. Qui est cet inconnu qui s’impatiente, tordu de douleur, devant la porte de la maison vide qui fut celle de sa bien-aimée ? Lui-même, bien sûr. La lune lui tend le miroir de son désespoir et semble s’en moquer. Chaque accord plaqué au piano tel un cruel et macabre éclat de rire nous assomme un peu plus. Matthias Goerne tente bien de résister d’un fortissimo aigu paroxystique où il laisse ses dernières forces. En vain. Un long silence s’ensuit. Le public estomaqué retient son souffle et n’ose applaudir.
Les deux artistes se relèvent enfin. C’est le signal attendu d’un triomphe mérité puis de la dispersion dans la nuit parisienne, où l’on emmène avec soi, pour longtemps bouleversé, les échos de cet ultime voyage, si terrible et si sublime.

Journaliste tous terrains et tous médias, Luc Evrard crapahute depuis une trentaine d’années sur tous les champs de l’actualité. Après une parenthèse humanitaire, il revient poser son sac en coulisse pour étancher sa soif d’harmonie et de beauté. L’art est son oxygène, la musique son paradis. Il barytone ici ou là. Il lui arrive souvent de pleurer au concert.

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