Le vendredi 24 février à l’Auditorium Rainier III, le grand pianiste hongrois András Schiff a joué un récital dans le cadre de la saison de l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo. Le public a pu assister à près de trois heures de perfection pianistique.
En amont de ce concert, l’administration de l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo avait précisé que le programme allait être une surprise et que le pianiste annoncerait les œuvres qu’il jouerait depuis la scène. En réalité, le choix des œuvres était tout sauf surprenant. Schiff est connu pour son répertoire plutôt conservateur — Bach, Haydn, Mozart, Beethoven, Schubert — et ce programme n’était guère une exception. De plus, même si Schiff déclare qu’il préfère décider au dernier moment quelles œuvres il se sent inspiré de jouer, il a présenté plus ou moins les mêmes pièces dans chaque concert de sa tournée actuelle. Le principal effet de ne pas annoncer le programme à l’avance est plutôt qu’il oblige le public à se concentrer davantage sur chaque œuvre au moment où elle est jouée, sans l’entendre comme une étape vers l’œuvre qui va suivre.
Assis à son flamboyant piano à queue Bösendorfer modèle 280VC d’un bois flammé rouge, Schiff a commencé le programme avec l’Aria des Variations Goldberg, BWV 988 de Bach. Son expression rythmique à la fois élégante et simple ne tombe jamais dans un rubato excessif et évite néanmoins tout soupçon de rigidité métronomique.
Après ce début serein, Schiff a informé le public, en français, que la première moitié du programme alternerait entre des œuvres du « plus grand compositeur de l’histoire de la musique : Jean Sébastien Bach », et— avec un éclair d’humour hongrois — celle d’« un compositeur peu connu : Joseph Haydn ».
En effet, sous les doigts de Schiff, on a eu l’impression de découvrir les œuvres de Haydn pour la première fois. Il a joué les deux pièces en mode mineur, la Sonate en sol mineur, Hob. XVI : 44 et les Variations en fa mineur Hob. XVII : 6, avec passion, soulignant certains passages avec un legato qui n’est pas utilisé habituellement dans ce répertoire. Dans sa lecture originale de la Sonate en mi bémol, Hob. XVI : 52 il alternait entre des gestes grandioses et humoristiques.
Entre ces chefs-d’œuvre de Haydn s’intercalaient deux bijoux de Bach. Le premier était une œuvre de jeunesse, le Capriccio sopra la lontananza del suo fratello dilettissimo, BWV 992 en six courts mouvements. Le deuxième était le Ricercare à trois voix de l’Offrande musicale BWV 1079. Ces deux œuvres figurent sur le dernier CD de Schiff (ECM 4857948), où elles sont jouées sur une reproduction d’un clavicorde baroque. Le toucher délicat mais hautement expressif que Schiff réalise au clavicorde est traduit avec grâce dans son interprétation au piano.
Contrairement à la première partie du programme, longue et variée, la seconde partie ne comportait que deux œuvres : le chopinesque Rondo en la mineur K. 511 de Mozart et la monumentale Sonate en la majeur D. 959 de Schubert. Schiff tire de son instrument un son lumineux, qui n’est jamais agressif, même dans les passages les plus accentués. Il a joué le thème du troisième mouvement de la sonate avec une telle légèreté qu’il semblait à peine toucher le clavier. Le moment le plus dramatique du programme était le célèbre Andante sostenuto, dont il a joué la partie centrale avec impétuosité et même frénésie, mais sans aucun soupçon de dureté. La sonate, et donc le programme, se terminait par un point d’orgue sur le la, joué en trois octaves, tenu pendant ce qui semblait une belle éternité.
Aussi difficile qu’il soit d’envisager un bis après une œuvre aussi épique, Schiff a dû céder devant le tonnerre d’applaudissements et a interprété comme bis la Mélodie hongroise, D. 817 de Schubert. Ainsi s’acheva un concert de presque trois heures de perfection pianistique offert par cet artiste génial et généreux.