Paul Desenne © Giles Branch

Paul Desenne, héritages et transformations

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A l’occasion de la création anglaise de son “Hipnosis mariposa” au BBC proms de Londres le 4 septembre prochain, sous la direction de Gustavo Dudamel, nous avons rencontré Paul Desenne, violoncelliste et compositeur en résidence pour “El Sistema”.

 

Paul Desenne, vous êtes français, américain et vénézuélien, comment ces cultures se reflètent dans votre musique ?

Chacune de ces cultures correspond à une partie de ma formation dans la musique. Pour la partie vénézuelienne, j’ai démarré avec un groupe d’amis, pratiquement dans la rue, à l’âge de 13-14 ans. C’était de la musique populaire, spontanée, presque sauvage. Après j’ai suivi des cours de composition à Caracas jusqu’à mes 16 ans, avec le compositeur grec Iannis Ioannidis, mais cette formation était très différente de l’approche académique européenne, elle était surtout basée sur l’analyse historique des langages musicaux.

A la suite d’événements personnels je suis parti en France pour finir mon lycée et pour étudier la musique, où j’ai dû accélérer mes études de violoncelle pour rentrer dans le moule académique.
Je me suis présenté au CNR de Boulogne-Billancourt chez Michel Strauss et ensuite suis rentré au Conservatoire National Supérieur de Paris, où j’ai eu mon premier prix chez Philippe Muller.
Cette formation m’a transmis une certaine rigueur et m’a permis de mettre en valeur l’héritage vénézuélien, que je continuais de cultiver en parallèle en jouant de la musique populaire sous toutes ses formes, un peu partout, dans des cafés concerts, des bars ou même dans le métro, tout en adaptant de la musique vénézuelienne pour des ensembles de chambre classique. Des transcriptions de musique vénézuélienne existaient déjà, mais je trouvais qu’elles ne saisissaient pas l’esprit ni les textures souvent complexes de son contrepoint rythmique.
Enfin, la famille de ma mère qui est américaine m’a initié au rock, folk et pop, des musiques dont je comprenais les courants et le message, en version originale, naturellement: Zappa, Hendrix, King Crimson ou Dylan…

Je suis toujours resté assez anti-académique dans mon écriture, je m’opposais toujours à cette approche qui prétend s’inscrire “du bon côté de l’Histoire”. Travailler avec des sources de musiques traditionnelles ou populaires ne dévalue pas la création, cela n’en fait pas ce que certains traitent avec mépris de musique “grand public”. Les compositeurs les plus connus n’étaient pas forcément des compositeurs “grand public”, mais ils ont réussi avec le temps à transmettre énormément de choses à une large audience, souvent bien plus que les compositeurs les plus académiques. La découverte tardive de Zappa par Boulez vers la fin de sa carrière démontre que le parcours Ircam-musique contemporaine n’était finalement pas le seul chemin.
Dans la création musicale il existe un espace vierge, inexploré, entre la musique populaire du XXe, du XXIe siècle et la musique de concert.

 

Comment a changé votre vie de compositeur dans les différents pays où vous avez vécu et travaillé, en termes d’opportunités et de réception ?

Je ne peux pas me prononcer sur la réception en France, je sais que mon concerto Les 2 saisons joué par Virginie Robilliard à Toulouse a été très bien reçu par l’orchestre et le public. L’ensemble Variances de Thierry Pécou joue parfois des parties de mes Jaguar Songs pour violoncelle solo.

Aux Etats-Unis, le mécénat artistique, qui est privé, n’est pas extraordinairement penché vers la composition, beaucoup moins en tout cas que pour les arts plastiques, il me semble. Cependant, l’esprit y est ouvert pour les nouvelles partitions, dans tous les genres. Aux Etats-Unis, d’habitude, il n’y a pas plus de 3 répétitions pour une création orchestrale, même dans le cadre d’une création, ce qui est grave, même décevant.

Au Vénézuela, où je suis compositeur en résidence pour El Sistema, j’ai eu la chance de voir assez vite les créations de beaucoup de mes œuvres ; je m’intéresse aux racines de la musique du pays, de la région, ce qui aide sans doute à ce qu’elles soient travaillées. Le Vénézuela est cependant, paradoxalement, resté très classique dans ses goûts symphoniques, c’est difficile d’y percer avec un langage nouveau, comme presque partout, d’ailleurs.

 

Vous êtes un des fondateurs de l’orchestre des jeunes Simon Bolivar au sein d’El Sistema, qu’avez-vous retenu de cette expérience ?

Il y a des personnalités extraordinaires qui ont créé des orchestres dans des villages, en partant de zéro. Et un an après, l’orchestre joue pour de vrai !
El Sistema offre aux enfants, aux jeunes, tout ce que le système éducatif officiel est incapable de transmettre.
La culture vénézuelienne est une culture hybride entre l’Europe, l’Amérique et l’Afrique. Dans cette petite colonie, autrefois, il y avait des concerts de musique de chambre, des choeurs. Dès le XVIIIe siècle la vie musicale académique devient même assez riche, puis très riche vers la fin du XIXe.

Je pense notamment à Teresa Carreño, la célèbre pianiste et compositrice qui jouait dans les salles les plus prestigieuses du monde. Le milieu était favorable à la musique, José Antonio Abreu a rafraîchi ces notions, en traduisant en langage vénézuélien tout l’enseignement, la tradition du concert classique. J’y ai pris part dès la première année, puis je suis parti en France et, revenu dix ans plus tard, j’ai pris la mesure des progrès, de la motivation et du talent des jeunes. Mais avec une carence fondamentale : il n’y avait pas de musique vénézuelienne écrite pour orchestre ou pour des ensembles, malgré l’énorme richesse des traditions orales. Il fallait l’écrire. Ce sont mes élèves qui m’ont obligé un peu à écrire, puis nous avons enregistré avec eux mes Tocatas Galeonicas, mon premier CD, avec des pièces qui n’avaient jamais été enregistrées, voire même jouées.

Au Vénézuela il y a un grand saut à faire vers l’écriture partant des musiques traditionnelles. L’écriture ne sait toujours pas bien intégrer l’intensité, la saturation rythmique propre à la musique sud-américaine. Les enfants de El Sistema m’ont amené à faire des recherches et tenter d’y remédier.

 

L’orchestre Simon Bolivar jouera votre Hipnosis mariposa aux BBC Proms de Londres le 4 septembre 2016, sous la direction de Gustavo Dudamel. Pouvez-vous nous présenter cette oeuvre ?

C’est une oeuvre basée sur une chanson populaire très simple, bucolique, rurale, que tous les enfants connaissent. Simón Díaz, le compositeur, avait récupéré la dignité des chants de la musique vénézuelienne traditionnelle. A une époque où le Vénézuela se coupait de ses racines par l’exode rural massif, il a su adapter cette musique à de nouveaux supports, la radio, la télévision, le disque.

Cette petite chanson est écrite sur un rythme à 5 temps, qui est très commun au Vénézuela, j’ai l’ai donc reprise en l’étirant, en l’orchestrant, en l’enluminant si j’ose dire. On reconnaît la chanson même si on ne l’entend à aucun moment. Je l’ai composée en hommage à Díaz et pour les jeunes, pour les reconnecter avec l’orchestre car le répertoire manque de ce type de compositions.
C’est un peu impressionniste comme langage, mais il y a des textures, des ambiances très vénézuéliennes. C’est tonal, certes, mais hyper rythmique, et sans concessions commerciales ou complaisantes.

 

Le compositeur, l’interprète et le public ont une approche différente au temps. Cela vous donne-t-il une autre vision de la vie, de l’art ?

L’interprète s’inscrit dans le moyen ou court terme, dans la programmation des concerts sur une saison, mais pour cela il s’appuie sur un répertoire qui a souvent été conçu et écrit dans une autre sphère historique. La carrière de compositeur et d’instrumentiste sont donc parfois incompatibles, à mon avis, l’exécution prenant le dessus des priorités de l’emploi de temps.

[epq-quote align=”align-left”]Le compositeur a une conscience différente de la valeur du temps : on construit dans le microscopique mais avec une sorte de grande loupe temporelle[/epq-quote]

Il n’y a pas de solution rapide pour la composition, ce n’est pas une question d’inspiration, il y a des contraintes énormes, des choses à prendre en compte dans le détail. Le faible nombre de répétitions, qui est la norme aux États-Unis, oblige à trouver un langage facile à monter, sans pour autant renoncer à la complexité ni au raffinement dans la partition. C’est une école de rigueur matérielle.

Le compositeur a une conscience différente de la valeur du temps : on construit dans le microscopique mais avec une sorte de grande loupe temporelle.

 

Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

Je suis en train de composer un bis orchestral pour Gustavo Dudamel, qui reflète le pot-pourri des rythmes vénézuéliens, mais avec de l’allure, de l’humour et de la virtuosité orchestrale. C’est en fait un travail très sérieux qui se consomme avec légèreté, si vous voulez!
Je travaille également à un quatuor à cordes, à une sonate pour flûte et piano, à une nouvelle pièce orchestrale, et une pièce pour l’orchestre de Los Angeles.

 

Avez-vous également des projets pour la voix ?

Oui, j’ai une symphonie chorale sur des chansons vénézuéliennes, assez folle rythmiquement pour les choeurs, ainsi qu’ une grande cantate aussi très intense et relevée sur le poème Florentino y el diablo de Alberto Arvelo Torrealba. J’ai aussi en projet de mettre en musique des poèmes de Rimbaud, pour voix et ensemble avec piano, et un opéra-comique sur l’histoire du café, pour une compagnie de 5-6 chanteurs.

 

Aimeriez-vous travailler en France ?

J’adore travailler en France ! Les musiciens français sont très précis et ont beaucoup d’imagination. Je pense que je pourrais travailler très facilement avec eux. J’aimerais collaborer à nouveau avec Virginie Robillard, mais aussi avec ses frères et soeurs qui sont tous musiciens, ou avec l’orchestre de chambre de Toulouse, ou encore avec Thierry Pécou et son groupe extraordinaire.

 


Le site du compositeur

Le site de El Sistema

Parallèlement à sa formation en chant lyrique, Cinzia Rota fréquente l'Académie des Beaux-Arts puis se spécialise en communication du patrimoine culturel à l'École polytechnique de Milan. En 2014 elle fonde Classicagenda, afin de promouvoir la musique classique et l'ouvrir à de nouveaux publics. Elle est membre de la Presse Musicale Internationale.

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