Le quatuor Belcea a interprété le quatuor n° 3 de Chostakovitch et le quatuor à cordes n°14 de Schubert (La Jeune fille et la Mort) au Théâtre des Champs Elysées.
Quand par un dimanche matin très ensoleillé et très doux de la fin novembre au début du XXIème siècle on pose sa bicyclette devant le théâtre des Champs-Élysées, il faut une dernière fois regarder le ciel immaculé, plonger dans la pénombre de la salle et faire preuve de beaucoup d’imagination pour se retrouver à Moscou en décembre 46 quand fut créé le Quatuor à cordes n°3 en fa majeur op.73 de Chostakovitch par le quatuor Beethoven.
[epq-quote align=”align-left”]Aux confins d’une Europe encore tremblante, le pouvoir stalinien ivre de sa victoire sur l’ennemi nazi joue de la censure comme d’un instrument de musique pour que les sciences et les arts chantent une partition imaginaire conforme à l’esprit de la Révolution d’octobre[/epq-quote]
Aux confins d’une Europe encore tremblante, dans un empire soviétique fumant de ses ruines et de ses millions de morts, le pouvoir stalinien ivre de sa victoire sur l’ennemi nazi joue de la censure comme d’un instrument de musique pour que les sciences et les arts chantent une partition imaginaire conforme à l’esprit de la Révolution d’octobre. Dimitri Chostakovitch vient de contribuer un peu plus à sa future disgrâce avec sa 9ème symphonie qui a provoqué la colère de Staline, qui en attendait un hymne grandiose à sa puissance et qui en fut quitte pour une pièce burlesque et irrévérencieuse, créée à Leningrad en décembre 45 dans un silence aussi glacial que les eaux de la Neva.
Le quatuor n°3, le Quatuor de la Guerre, est en cinq mouvements comme la symphonie, cinq mouvements qui se voulaient un hommage à la guerre patriotique – mais incorrigible, le compositeur ne peut écrire à la gloire de l’URSS victorieuse qu’un poème triste, nostalgique des années d’insouciance exposées dans le 1er mouvement (« Calme ignorance du cataclysme à venir », premier des cinq titres programmatiques donnés par Chostakovitch pour la création et supprimés ensuite), dont les thèmes de violon sont très inspirés de ceux du début de la symphonie déchue. Corina Belcea, premier violon et fondatrice du quatuor londonien, en force le trait ironiquement tendre repris en cavalcade joyeuse par ses trois acolytes. Est-ce le bruit des bottes, celui des presses comprimant la poudre dans les balles ou des battements de cœur inquiets que décrit la valse sombre du deuxième mouvement (« Grondements d’agitation et d’anticipation ») ?
J’ouvre les yeux et je vois le rideau de scène devant lequel joue le quatuor, imprimé de plaques faussement rivetées. J’entends l’alto de Kzrzysztof Chorzelski marquer les temps d’une incoercible ascension vers le drame, comme si un à un les rivets du rideau sautaient et allaient laisser le quatuor jouer nu devant le théâtre de la déflagration.
[epq-quote align=”align-left”]J’entends l’alto de Kzrzysztof Chorzelski marquer les temps d’une incoercible ascension vers le drame, comme si un à un les rivets du rideau sautaient et allaient laisser le quatuor jouer nu devant le théâtre de la déflagration[/epq-quote]
Galop de nouveau, scherzo terrifiant de cordes dissonantes (« Les forces de la guerre sont déchaînées »), puis le sombre et désespéré « Hommage aux morts », plainte inconsolable du violoncelle qui rend vaine toute tentative de célébration de victoire. Pour l’élégiaque cinquième mouvement (« L’éternelle question – Pourquoi ? Et dans quel but ? »), les Belcea font leur cette phrase de Fyodor Drujinin, altiste et membre du Quatuor Beethoven : « Dans les meilleures traditions de l’art russe, le côté sombre et laid de la terreur, de la répression et de la souffrance nous mène finalement (.) à la mystérieuse transformation en lumière éternelle (.) ». Les harmoniques s’élèvent, de loin ce sont de bienveillants messagers, elles tournoient au-dessus de nous, l’oreille s’habitue mais reconnaît de sinistres oiseaux de proie venus pour tenir le décompte des horreurs. C’était beau, très beau, même, très intense mais ouf, cette guerre a une fin, du moins pour ceux qui le dimanche matin en automne vont au concert, en balade ou restent au lit plutôt que de recevoir des bombes à Alep ou des ouragans en Haïti.
J’avoue que je me suis demandé un instant bien comment j’allais bien pouvoir écouter et surtout entendre La Jeune fille et la Mort après l’évocation cataclysmique contenue dans le quatuor n°3, transposition musicale de cette impasse si particulière de l’Histoire mêlant un conflit effroyable, un génocide et leur relecture par une dictature envoûtée par ses propres démons.
Rien de plus facile pour le quatuor Belcea, dont Schubert est le pain quotidien : il nous prend par la main pour remonter 122 ans avant que cette apocalypse n’inspire Chostakovitch pour écrire son quatuor. 1824, année de composition de La Jeune fille, est aussi l’année de création de la 9ème de Beethoven, celle-là même sur laquelle lorgnait Staline quand il espérait que Chostakovitch écrive sa 9ème en son honneur, comme Beethoven l’avait fait pour le roi Frédéric-Guillaume III de Prusse. Las, Staline avait dû ravaler ses rêves symphoniques, dominer son envie d’envoyer l’insolent compositeur au goulag et se contenter d’écouter les hypocrites proclamations du quatuor n°3 à la gloire des vainqueurs.
Discret hommage que rend le quatuor Belcea à Chostakovitch, en doublant la mise : un matin de novembre 2016, le petit père des peuples, à titre posthume, n’aura pas un mais deux quatuors écrits à l’ombre d’une 9ème symphonie pour lui signifier qu’aucune musique ne saurait être composée pour le célébrer. Imperceptiblement, les traits tragiques et dissonants du 1er mouvement, fureur de vivre et révolte contre la mort, semblaient porter en eux les accents sombres du scherzo du n°3, tandis que la berceuse accueillante de la Mort de l’Andante nous renvoyait à l’immense plainte de l’Adagio russe. Sans compter l’inestimable bonheur d’entendre La Jeune fille en concert sous les archets ciselés du quatuor Belcea qui en a fait un des meilleurs enregistrements actuellement en circulation, de quoi bien vite oublier d’avoir dû délaisser une matinée de grand soleil sur Paris.