Une des missions du festival du Printemps des Arts de Monte-Carlo est de prouver que la musique classique est d’actualité. Les programmes sont soigneusement élaborés par le directeur du festival, le compositeur Marc Monnet, qui essaie de présenter un mélange innovateur de styles et d’époques. Cette année, la musique traditionnelle mongole côtoie la musique de chambre de Beethoven; quelques œuvres rarement jouées de Karlheinz Stockhausen et de Mauricio Kagel celle du compositeur baroque Heinrich Schütz ; et les concertos de Beethoven et de Brahms des œuvres commandées spécialement pour le festival à de jeunes compositeurs d’aujourd’hui. Le festival met un point d’honneur à commencer chaque concert par une œuvre d’un compositeur vivant, créant ainsi un dialogue stimulant entre la musique du passé et du présent.
Ce dialogue entre passé et présent est illustré par la programmation d’un cycle de quatre concerts de quatuors à cordes de Beethoven. En effet, lors de leurs créations ces œuvres avaient été mal reçues par les contemporains et semblaient avoir été composées non pour eux, mais pour un hypothétique public du futur. Après la première du Quatuor n° 12, op. 127 en 1825, par exemple, le critique de l’Allgemeine musikalische Zeitung (une sorte de Classicagenda de l’Allemagne du XIXe siècle) rapporta avec perplexité : “ce quatuor n’a été compris que par très peu d’auditeurs”. L’année suivante, lors de la création du Quatuor n° 13, op. 130, le même critique écrivait : la “Grosse Fuge est incompréhensible ; c’est comme du chinois”. Ces critiques poussèrent les premiers interprètes de ces quatuors à une expérience radicale dans la programmation : présenter chacun des derniers quatuors deux fois de suite, sans aucune autre œuvre au programme, une stratégie qui serait reprise dans les années 1960 pour les représentations de Gruppen de Stockhausen. Les fascinantes conférences précédant chaque concert (par les musicologues Hélène Cao, Marc Dumont, Tristan Labouret et Jean-Claire Vançon), ont permis au public du Printemps des Arts de mettre ces quatuors dans leur contexte historique et esthétique pour mieux comprendre leur aspect iconoclaste.



Au programme du premier concert, par le Parker Quartet venant des États-Unis, étaient la Suite (extrait de Capriccio, 2013) du compositeur américain Jeremy Gill et les Quatuors n° 6, n° 8, et n° 10 de Beethoven. Les musiciens étaient impressionnants par leur jeu vif et énergique, mais ils soutenaient des tempi si uniformément rapides, qu’on aspirait à quelques moments plus expansifs. Même leur choix de bis, l’Allegretto (Polka) de Chostakovitch pour quatuor à cordes (1931), soulignait leur approche un peu trop vif-argent.
Le quatuor français Diotima a commencé son concert par une œuvre commandée par le festival à son compositeur en résidence Alexandros Markeas. Intitulé Die neuen Ruinen von Athen (Les nouvelles ruines d’Athènes), l’œuvre fait référence à Die Ruinen von Athen (1812) de Beethoven, qui imagine la réaction de la déesse Athéna se réveillant d’un sommeil de 2000 ans et voit sa ville, autrefois prospère, en ruines. L’œuvre de Markeas, très originale, commence par des « poussières musicales » presque inaudibles passées d’un musicien à l’autre et continue avec des techniques innovatrices utilisant des sifflets et des plectres. La deuxième moitié du programme consistait en une interprétation hypnotisante du monumental Quatuor n° 14, op. 131 de Beethoven. Le Quatuor Diotima a magistralement relevé le défi de maintenir l’intensité de l’interprétation à travers les sept mouvements interconnectés.
Le point culminant du cycle était le troisième concert donné par le Signum Quartet de Cologne. Le programme a commencé avec (rage) rage against the (2018) du compositeur sud-africain Matthijs van Dijk, qui exige des musiciens un jeu agressif. Cependant, on ne peut s’empêcher de trouver que les tentatives des compositeurs d’aujourd’hui de choquer leur public sont pâles comparées aux expériences audacieuses de Beethoven, comme par exemple sa “Grosse fuge”, si dissonante et étrange. Dans ce concert on l’a entendue dans sa position d’origine en tant que finale du Quatuor op. 130. L’interprétation du Quatuor Signum a révélé un univers de nuances expressives : de la virtuosité du scherzo aux moments les plus introspectifs de la cavatina. Dans le Quatuor op. 132 les musiciens ont adopté une approche expressive et lyrique, en particulier dans le troisième mouvement “Heiliger Dankgesang”, où ils se sont abstenus d’utiliser le vibrato, excepté brièvement à la fin. Leur bis interprété était la mélodie “Du bist die Ruh” de Schubert dans un arrangement de l’altiste Xandi van Dijk.



Le concert peut-être le plus attendu du cycle fut donné par le Quatuor Renaud Capuçon, qui rassemble quelques-uns des meilleurs jeunes solistes de France. La première œuvre du programme Pandorasbox (1960) de Mauricio Kagel pour bandonéon solo fut interprétée par Jean-Etienne Sotty de manière aussi virtuose que comique. La partie quatuor du concert, par contre, s’est avérée une comédie d’erreurs involontaire. Quand Renaud Capuçon a levé son archet pour commencer le Quatuor op.127, l’altiste Adrien La Marca n’était pas encore prêt, et le majestueux premier accord s’est donc fait sans l’alto. Dans les mouvements suivants, les musiciens ont souffert de problèmes de justesse et de coordination continuels. Le Quatuor op. 135, lui aussi a mal commencé, et les quatre musiciens ont dû s’arrêter et quitter la scène afin de permettre au violoncelliste Edgar Moreau de régler un problème de cheville, avant de revenir pour commencer l’œuvre une seconde fois. Outre ces accidents, l’ensemble de solistes, certes confirmés, n’est pas arrivé à former un quatuor cohésif et harmonieux et a privilégié des attaques souvent trop agressives.
Curieusement, les accidents qui ont tourmenté le Quatuor Capuçon sont semblables à ceux qui furent éprouvés par le Quatuor Schuppanzigh lors de la création de l’œuvre en 1825. Des récits contemporains nous informent qu’ils avaient eux aussi raté le début du premier mouvement et qu’ils ont eu des problèmes d’ensemble. Eux aussi ont dû interrompre le concert à cause d’un problème technique (une corde cassée par le premier violoniste). Clairement, même deux cents ans après leurs premières représentations, ces œuvres demeurent difficiles autant pour les musiciens que pour le public. Comme l’a fait remarquer Igor Stravinsky, les derniers quatuors de Beethoven sont “une musique absolument contemporaine qui sera toujours contemporaine”.