L’ensemble Les Veilleurs de nuit a interprété des extraits des Sonates du Rosaire de Heinrich Ignaz Franz von Biber, dans le cadre de Son ar Mein, Petit Festival de Musiques en Trégor.
Ils étaient là, sagement pendus sur leur corde, alignés comme des hirondelles sur leur fil annonçant enfin en ce début de mai le printemps qu’avril avait oublié d’apporter. Ils étaient là, dans ce chœur éclairé comme par un maître flamand, les neuf violons d’Alice Piérot, si semblables et pourtant tous en désaccord, parlant des dialectes différents au gré des scordatura voulues par Biber pour chaque sonate de son Rosaire. Le Rosaire, ce sont trois chapelets de cinq mystères de la Vierge : quinze scènes de la vie de Jésus marquées par la présence de sa mère, de l’Annonciation à l’Assomption, racontées par quinze sonates pour violon de Heinrich Ignaz Franz von Biber (1644-1704). Et tandis que le calendrier nous faisait comme chaque année réviser la succession des fêtes catholiques, nous allions passer ce lendemain d’Ascension à les égrener en musique, un accord par violon et par sonate, accompagné par clavecin et orgue, harpe et violoncelle baroques.
Voici un recueil de pièces de toutes sortes pour lesquelles j’ai réglé les quatre cordes de ma lyre de quinze manières différentes (…) Si vous voulez connaître la clé de ce nombre, la voici : j’ai tout mis sous le signe des Quinze mystères Sacrés que vous soutenez avec tant d’ardeur.
Par cette dédicace obscure, émaillée de jeux de mots érudits et d’allusions absconses, le compositeur pose la première pierre d’une longue énigme musicologique qui entoure ces Sonates des Mystères pour tenter d’en décrypter l’architecture cachée : nombres remarquables, correspondances entre musique et liturgie, références à la Rose ou tout simplement accompagnement scrupuleux des prières du Rosaire durant le mois d’octobre qui lui est consacré. Les quinze pièces sont scindées en trois groupes, les Mystères Joyeux (naissance et vie de Jésus), les Mystères Douloureux (Passion et crucifixion) et les Mystères Glorieux (après la résurrection) et le cycle se termine par une pièce apocryphe pour violon seul, une Passacaille d’un seul mouvement placée sous le signe de l’Ange Gardien dont la célébration marque le début du mois du Rosaire.



Les Veilleurs de nuit nous en proposaient neuf, selon une progression arithmétique d’un groupe à l’autre : deux mystères joyeux, trois douloureux et quatre glorieux – celui de l’Ascension ne pouvait nous échapper.
Le premier violon descend de sa corde, Gabriel annonce l’Enfant-Dieu. Alice Piérot en décroche un autre, qui souffle avec l’âne et le bœuf sur le berceau de paille. Un troisième désaccord nous emmène au jardin des oliviers sur un lamento désespéré et résigné en do mineur et nous laisse interdits, sonnés par de sombres accords, pizzicati en écho : les hommes armés, conduits par Judas ont refermé leurs chaînes.
Pourtant, le ravissement dans lequel nous plonge ce Rosaire a quelque chose d’incongru avec le sujet. Drôle d’impression, ces danses, sonates, préludes, folies, courantes, sarabandes, chaconnes et passacailles, pour nous raconter ces mystères sacrés. La danse n’est-elle pas le langage du Malin ? Ou est-ce l’usage de la scordatura systématique, qui tord l’accord du violon et en rend la tessiture inconsciemment étrange, unheimlich, et dont le changement à chaque pièce rend impossible l’accoutumance de l’oreille ? Est-ce l’absence de voix, rare dans la musique sacrée, qui à nos oreilles est la marque profane de la musique de chambre ? En écoutant cette suite programmatique me venait à l’idée que les Goldberg ou les Partitas portaient un message plus sacré que ce Rosaire, dont l’expressivité et la richesse de timbres nous enveloppent plus d’humanité que de divin. Comme une fulgurance romantique en plein âge baroque, c’est la destinée humaine qui tord les accords de l’harmonie universelle en jouant les funambules sur une corde à laquelle pendent des violons désaccordés.
Le violon de la Résurrection a croisé – en signe de croix – ses cordes médianes. Ai-je rêvé ou ai-je bien entendu une fanfare glorieuse pendant l’Ascension, miracle de la scordatura qui change un violon en trompette ? Alice Piérot fait voltiger l’Esprit Saint et les flammes autour du chœur et de l’orgue qui plaque des accords solennels de ré mineur. Dans l’ultime sonate, la Vierge se retire au Ciel, le violon disparaît littéralement et nous laisse, frères humains de la basse continue. Il reviendra seul sous la forme de l’Ange Gardien pour refermer le cycle du Rosaire et nous rouvrir la porte de la petite église de Guimaec sur le soir à peine descendu.