Nicholas Angelich
Nicholas Angelich © Jean François Leclercq /Erato

Angelich au théâtre des Champs-Elysées : la force tranquille

7 minutes de lecture

Le pianiste Nicholas Angelich a donné le 23 mai dernier un récital au programme ambitieux. Allait-il choisir entre la radicalité d’une interprétation à la Pogorelich ou la sobriété de jeu d’un Pollini ?

Le programme du concert était prometteur : en commençant par le Nocturne Op. 55 n°2 ainsi que deux des Études Op. 10 de Chopin, Angelich plaçait le thème de la soirée sous le signe des grandes compositions romantiques du 19eme siècle. Suivront logiquement les Kreisleriana de Schumann et la Sonate en si mineur de Liszt. Ce programme, dédié au « pianisme » romantique, demande un sens de la narration et une technicité hors du commun de la part de l’interprète (Angelich finira sur deux bis plus reposants : une mélancolique Scène d’enfants de Schumann suivie d’une crépusculaire mazurka de Chopin, sans doute pour apaiser les esprits tout en soulageant ses mains mises à rude épreuve).

Les Kreisleriana de Schumann sont une des œuvres de jeunesse du compositeur et s’inspirent d’une nouvelle inachevée de E.T.A. Hoffmann, racontant l’histoire d’un maître de musique à la sensibilité exacerbée, qui ne parvient plus à insuffler d’unité au sein de ses compositions. Résultat : la version de Schumann présente une succession de scénes musicales écrites de manière fantasque et sans unité apparente. L’interprète doit donc veiller à transmettre le chaotique déroulement de l’action sans pour autant tomber dans la logorrhée musicale.

Le texte de Schumann donne à entendre différentes mélodies au sein d’une même tonalité, les premières s’effaçant ainsi sur les suivantes, à la manière d’une écriture sur palimpseste. L’une des clés de compréhension vient de la forte présence de deux tonalités très différentes : si majeur et sol mineur. L’antagonisme qui s’en ressent, semble directement renvoyer à Schumann et son dédoublement de personnalités qui le conduisit à faire coexister différents personnages au sein de son esprit. Le premier, que Schumann appelait Florestan, était plein de fougue et d’entrain tandis que le second, surnommé Eusebius, restait un doux rêveur empli de nostalgie. Si les compositions de Schumann s’en retrouvent magnifiées par cette oscillation entre deux caractères antagonistes, le compositeur finira, quant à lui, interné suite à d’intenses épisodes psychotiques, le conduisant entre autres tortures, à écouter certains anges lui souffler de sublimes mélodies, couvertes cependant par le ricanement sardonique de maléfiques créatures, au désespoir du compositeur.

Du point de vue musical, les Kreisleriana comportent toutes les caractéristiques de l’écriture schumanienne : contrastes très marqués des tempi et nuances pour signifier les changements d’atmosphère, rôle primordial donné à la main gauche rappelant l’écriture contrapuntique ou encore répétition d’un seul bloc de motifs mélodiques avant qu’ils ne soient modulés. C’est précisément ce jeu qui convient à Angelich. Si l’on pouvait regretter une pédale parfois trop marquée en début de concert avec les œuvres de Chopin, le pianiste trouve ici son momentum avec une richesse dans le phrasé qui magnifie la complexe écriture musicale de Schumann : le premier thème de la première pièce ressort magnifié par un sublime crescendo combiné à un accelerando savamment dosé. Les atmosphères sont très marquées, à l’image de l’avant dernière pièce Sehr rasch, tel un fulgurant orage aux accents contrapuntiques marqués en totale contraste avec la précédente Sehr langsam, lumineuse et poétique. Angelich nous montre qu’il maîtrise l’art de la narration propre aux grands interprètes.

La deuxième partie du concert est entièrement consacrée à la Sonate en si mineur de Liszt, qui requiert également une grande technicité. Le texte comporte une multitude de changements de tempo, rythme, mélodies et indications de jeu, qu’il faut savoir enchaîner subtilement. Liszt, qui souhaitait « lancer un javelot dans les espaces indéfinis de l’avenir », fait ainsi coexister la quête méditative du pèlerin, l’extase métaphysique de l’artiste et le pacte faustien propre au commun des mortels. Malgré une interprétation qui se garde de révéler tout le mystère du texte et un certain émoussement des contrastes dynamiques, Angelich trouve ici le parfait équilibre entre la puissance de ses attaques et son phrasé éloquent, qui sied parfaitement aux phases interrogatives de la partition.

On en ressort étourdi devant la virtuosité du pianiste qui quitte la scène sous les acclamations du public, revenant le saluer humblement et continuant de l’enchanter grâce à ses deux bis lumineux.

 


23 mai 2016
Théâtre des Champs-Élysées, Paris

Nicholas Angelich, piano

Chopin, Nocturne op. 55 n° 2, Etude op. 10 n° 10 et n° 12
Schumann, Kreisleriana
Liszt, Sonate en si mineur S. 178

Derniers articles de Chronique