Orangerie du parc de Bagatelle
Orangerie du parc de Bagatelle © Wikimedia commons

Festival Chopin : hâtez-vous de succomber !

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« Un jour tombe, un autre se lève ;
Le printemps va s’évanouir ;
Chaque fleur que le vent enlève
Nous dit : Hâtez-vous de jouir. »

A. De Lamartine, La branche d’amandier

Le festival Chopin s’est ouvert samedi 18 juin avec un récital donné par le 1er prix du concours Chopin 2015, le pianiste coréen Seong Jin Cho. Ce festival, qui a lieu tous les ans à Paris depuis sa création en 1983, rassemble les étoiles montantes du piano actuel dans ce lieu insolite qu’est l’orangerie du parc de Bagatelle. La promenade qui y mène, nous enivre de senteurs bucoliques et couleurs chatoyantes, nous laissant ainsi le temps de réfléchir au concert du soir : aujourd’hui, Lukas Geniušas, jeune prodige russe, interprète Schumann, Chopin, Tchaïkovski et Prokofiev. Un bien prometteur songe d’été !

Avant le concert, le parc de l’orangerie nous met en condition pour un moment d’exception : on se promène avec plaisir parmi les orangers, camélias, hortensias et rosiers ornant le parc et faisant le bonheur des majestueux paons, qui viennent nous saluer avant de devenir à la nuit tombée les vrais gardiens du jardin. La salle de l’orangerie interpelle également avec ces grandes fenêtres donnant sur le parc ; fait rare, parmi les salles de concert, et qui aura le mérite de charmer les habitués des salles contemporaines faites de pénombre et de murs épais. Ici, toute insonorisation devient superflue par le calme de la nature environnante. Les chandelles disposées sur la scène ajoutent au charme de l’endroit et donne à l’expérience une note hautement romantique.

Lukas Geniušas © Jean-Baptiste Millot

Le pianiste qui entre sur scène, Lukas Geniušas, fait partie des étoiles montantes du piano actuel. Le premier trait de caractère que l’on décèle chez ce pianiste est son opiniâtreté vis-à-vis de la compétition : 2ème prix Chopin en 2010 et 2ème prix Tchaïkovski cinq ans plus tard pour ne citer que ces deux concours parmi son riche palmarès. Pourtant, ne nous y trompons pas, c’est bien à un véritable artiste auquel nous avons affaire et non à une bête de concours surentraînée. On sent que son mentor, sa grand-mère –la pianiste russe Vera Gornostayeva- lui a fait trouver son propre style de jeu, flamboyant et détonnant.
Le pianiste débute avec le Carnaval de Vienne de Schumann. Une explosion d’accords qui d’entrée de jeu sont martelés au piano avec une force et une clarté, qui font souvent défaut aux jeunes pianistes. L’art de la pédale est parfaitement maîtrisé : peu présente pendant la marche du début ainsi que pendant la romance ; davantage sollicitée par la suite pour les arpèges déroulant la mélodie de l’intermezzo -monument du piano romantique- sans jamais tomber dans la complaisance.

Suivent quatre mazurkas de Chopin. Des harmoniques feutrées, une mélodie lointaine, un rythme lancinant, avec ces mazurkas, on se prend à penser aux fêtes galantes immortalisées par Watteau. N’entendrions-nous pas la musique d’une de ces fêtes intimistes prenant place dans les jardins cachés d’un Paris secret, loin des arcanes étouffants des jardins de Versailles ?
Chaque mélodie se fait longue, expressive et intimiste. Geniušas use logiquement d’un rubato très expressif pour mettre en valeur la courbe mélodique de ces mazurkas. Les périodes de décélération marquent clairement une atmosphère inquiétante, créant un suspense au sein de l’arc narratif tandis que les phases d’accélérations récompensent l’attente ainsi créée, par un bouillonnement haletant et une fougue d’une rare intensité narrative. C’est ici sans doute que Geniušas se révèle comme un artiste à part entière : sa radicalité et sa prise de risque détonnent. On repense alors à Horowitz, « If you want me to play only the notes without any specific dynamics, I will never make one mistake. Never be afraid to dare. ». La référence pourrait n’être qu’anecdotique, si les nuances et couleurs de Geniušas ne rendaient pas délibérément hommage au style du plus célèbre des pianistes du XXème siècle.

Orangerie du parc de Bagatelle le soir ©Société Chopin
Orangerie du parc de Bagatelle le soir © Société Chopin

A mesure que les morceaux se succèdent, la pénombre s’installe et chasse les dernières lueurs du jour. Le programme continue avec deux valses de Chopin, un nocturne et humoresque, une romance et un scherzo humoristique de Tchaïkovski suivis de la deuxième sonate de Prokofiev. La technicité en terme d’écriture pianistique -surtout chez Prokofiev- est des plus exigeantes et le pianiste en triomphe avec brio. A nouveau, on est surpris par l’intensité de jeu et les multitudes de contrastes dynamiques dont l’interprète fait preuve. Le dernier mouvement de la sonate -le plus connu des quatre- demande un bon legato pour les arpèges, de la précision pour les sauts de notes, un excellent staccato pour les successions d’accords et une large palette de nuances, à l’image de cette intéressante indication de fin de partition : la main gauche joue continuellement piano tandis que la main droite passe alternativement du piano au forte.

Le concert terminé, les acclamations du public viennent récompenser un pianiste déjà largement demandé par les plus grandes scènes musicales du monde. Les applaudissements le font revenir avec un plaisir non dissimulé pour jouer de magnifiques bis, dont le “Hopak” de Mussorgsky-Rachmaninov, la 1ère étude de Chopin ainsi que l’excentrique “Chasing rondo” de Desyatnikov. On quitte la soirée par le sentier bucolique d’avant concert, l’esprit résolument tourné vers les sons harmonieux, dont semble encore résonner le bois alentour. On se prend à envier les somptueux paons, seuls gardiens de ce temple merveilleux, jouissant d’une musique de cette qualité pendant les quatre prochaines semaines. « Hâtez-vous de succomber ! » vous dit-on !

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