Francois Dumont, fidèle du festival Chopin, a donné ce mardi 5 juillet, un récital à l’esprit résolument chopinien. Conversation avec l’un des plus brillants pianistes de sa génération à la carrière en plein essor.
Ce soir vous avez joué un programme exclusivement dédié à Chopin. Sur quels critères l’avez-vous composé ?
Le programme de ce soir s’inspire de la façon avec laquelle Chopin composait ses propres récitals. Exercice dans lequel, à la différence de Liszt, Chopin n’était pas à son aise. Il n’y a qu’à voir la musique de chambre que Chopin lui-même ajoutait volontiers au programme de ses propres concerts. Finalement, le domaine dans lequel Chopin excellait, était celui des « petites formes ». J’ai ainsi voulu faire en sorte que les motifs Chopiniens du concert de ce soir ne se nuisent pas l’un et l’autre. Le programme regroupe donc plusieurs œuvres classées par opus et reste à l’écart des quelques œuvres souvent jouées d’un seul tenant tels que les préludes ou les études.
Vous avez choisi d’interpréter les nocturnes op. 9 et op. 62 qui ont été composés respectivement au début et à la fin de l’œuvre de Chopin. Comment différenciez-vous le Chopin jeune du Chopin tardif ?
Il y a chez le Chopin jeune déjà les grandes caractéristiques du style Chopinien arrivé à maturité. Pourtant, le nocturne op.62, que j’ai choisi de jouer en fin de récital, diffère des premiers nocturnes tels que ceux de l’opus 9. On y sent plus que jamais une grande densité polyphonique et des harmoniques de plus en plus chromatiques. Tout cela fait état d’une grande liberté de ton qui ferait presque penser à la polonaise-fantaisie par son aspect rhapsodique.
Il a été rapporté, notamment par Schumann, que les ballades de Chopin étaient inspirées du recueil « Ballades et Romances » du poète polonais Mickiewicz. Que pensez-vous du lien narratif qui existe entre les différentes ballades de Chopin ?
Les quatre ballades sont des drames. Tout d’abord, elles possèdent une rythmique très proche -6/8 ou 6/4 dans le cas de la 1ère ballade-. Au sujet de l’arc narratif, je pense que l’idée d’un argument littéraire peut être intéressante, c’est en tout cas ce qui avait été popularisé par Cortot dans ses éditions annotées des ballades, mais l’idée d’un programme à proprement parler est assez étrangère à l’esthétique de Chopin. On est loin de l’inspiration littéraire très marquée d’un Richard Strauss. Je ne pense donc pas que cela soit destiné à être perçu ainsi du grand public. En revanche, que cette marque littéraire serve de catalyseur pour mon interprétation en particulier dans le cas des 2ème et 3ème ballades qui sont imprégnées de certains poèmes très spécifiques de Mickiewicz, est quelque chose de tout à fait essentiel.
Vous venez de jouer au festival Chopin de Paris ? Que pensez-vous de ce festival et de son cadre ?
J’ai beaucoup de fidélité et d’affection pour le festival Chopin. Ce lieu de l’orangerie est très inspirant, le public également est un public de choix. Entre le chant des oiseaux et la lumière déclinante, l’atmosphère se charge d’un charme indescriptible.
Lors d’un entretien, le pianiste Samson François avait avoué avoir eu dans sa jeunesse une période de rejet pour la musique de Chopin, duquel il était, dit-il, passé à côté avant d’y revenir sur le tard, séduit par la courbe mélodique de Chopin. Pensez-vous qu’il y a un âge idéal pour l’étudier ?
Très jeune déjà, je n’ai jamais arrêté de jouer Chopin. Chez lui, les mélodies font effectivement penser au bel canto italien, tel un art du chant et séduisent immédiatement. Le fait de travailler Chopin à tout âge, permet de laisser certaines œuvres pendant plusieurs années en jachère, afin de les faire mûrir, ce qui peut être très bénéfique pour l’interprétation qu’on en fait en concert.
Pensez-vous qu’il faille être radical dans son interprétation ? Que pensez-vous par exemple du pianiste Ivo Pogorelich connu pour sa grande radicalité ?
Pogorelich est un immense pianiste, évidemment ses prises de liberté peuvent choquer, mais cela reste toujours, en mon sens, au service de l’œuvre musicale. Dans mon cas, je recherche avant tout, un équilibre, en quelque sorte la vérité musicale que je tente de faire émerger par le biais de mon interprétation. Si cette quête de vérité doit me faire passer par une approche radicale, alors qu’il en soit ainsi, mais il faut toujours rester au service du compositeur sous peine de perdre le sens de son interprétation.
Horowitz quant à lui préconisait de jouer Chopin comme Mozart et Mozart comme Chopin. Que pensez-vous du Chopin classique ?
Ce qui est certain, c’est que Chopin possède une âme romantique. Cependant, lorsqu’on lit l’ouvrage de Jean-Jacques Eigeldinger « Chopin vu par ses élèves », on constate à quel point Chopin détestait toute forme d’exagération qui confinait selon lui à une forme de vulgarité. Chez Chopin, aucune note n’est en trop, la technique et les sentiments restent au service de la mélodie et non l’inverse, ce qui fait effectivement penser à Mozart, d’où l’amusant trait d’esprit d’Horowitz. Chez Chopin, il ne faudrait surtout pas pécher par excès de zèle avec un rubato trop marqué et je pense qu’il faut rester sur une sonorité chantante et non pas percussive.
Cela fait 6 ans que vous avez gagné le 5ème prix du concours Chopin 2010. Quel bilan tirez-vous de votre participation à ce concours et quels conseils donneriez-vous aux jeunes pianistes désirant se préparer aux concours internationaux ?
Je ne suis pas particulièrement attiré par les concours. Le fait de juger les pianistes à la chaîne avec des systèmes de notation me parait totalement incongru vis-à-vis de la définition même de la musique. En revanche, certaines compétitions telles que le concours Chopin ont toujours été un rêve pour moi et le fait de se faire juger par Martha Argerich ou Nelson Freire procure une forme de pression libératrice pour mon interprétation. La vie à Varsovie pendant le concours Chopin est également unique en son genre, les gens lisent les quotidiens qui critiquent les interprètes ayant joué la veille, on joue dans les mêmes salles que celles où les plus grands noms du piano se sont révélés. Tout cela fait que le concours Chopin est une étape nécessaire à la condition que l’on en sente le besoin dans sa carrière ; si le concours Chopin avait eu lieu du vivant de Chopin, ce n’est d’ailleurs sans doute pas Chopin qui l’aurait gagné !
Aimeriez-vous enseigner ?
Je n’ai plus de poste fixe d’enseignement, je me concentre presque exclusivement sur mon activité de concertiste. En revanche, j’effectue quatre fois par an des master-classes ouvertes au public au pôle supérieur de Bretagne et d’autres selon les propositions, comme cela a été récemment le cas en Corée du sud. Il reste important en mon sens de transmettre ce que d’autres par le passé m’ont transmis.
Quelles sont les expériences les plus marquantes de votre éducation de pianiste ?
J’ai beaucoup appris de mon maître au Conservatoire National Supérieur de Paris, Bruno Rigutto, lui-même élève de Samson François. J’ai également été très marqué par l’enseignement de Fou Ts’ong à l’académie de Côme, qui incarne une forme d’équilibre musicale, oscillant entre respect de l’œuvre et originalité. Son interprétation m’a toujours beaucoup interpellé parce qu’elle était inspirante à défaut d’être imitable.
Le pianiste Alexandre Tharaud indiquait ne pas avoir de piano chez lui, préférant jouer chez des amis. Avez-vous des marques de prédilection en fonction du programme ?
Chez moi, je joue sur un vieux Pleyel droit avec lequel je peux travailler la nuit et j’ai également un grand Gotrian-Steinweg. Étant souvent en déplacement, je m’adapte aux instruments que j’ai à disposition. Par exemple, lors du concours Chopin, j’ai préféré le Fazioli, pour les épreuves solistes tandis que j’ai choisi le Steinway pour le concerto de la finale. Il ne faut jamais perdre de vue le fait que le choix d’un piano se fait en fonction de la salle et des conditions dans lesquelles on va jouer.
Préférez-vous jouer sans partition ?
Personnellement, je me sens plus à l’aise sans. Pourtant, je comprends le fait de garder la partition devant soi lorsque l’on joue. La partition — et tout particulièrement le fac-similé de l’original s’il est disponible, reste une source inépuisable d’inspiration pour l’interprète. Contempler l’immaculée écriture de Mozart en contraste avec les ratures frénétiques de Beethoven reste un émerveillement pour le pianiste que je suis et dont il serait dommage de se priver. En ce sens, j’adhère totalement à la philosophie de Nikolaus Harnoncourt, qui cherche à recréer l’authenticité du contexte de création dans ses interprétations. Son œuvre m’a d’ailleurs beaucoup inspiré lorsque j’ai enregistré l’intégrale des concertos de Mozart avec l’orchestre symphonique de Bretagne, dont l’enregistrement est en cours avec un premier disque déjà disponible et un second à paraître en novembre.
Il faut toujours s’inspirer des conditions dans lesquels le compositeur avait cherché à faire jouer son œuvre, sans pour autant systématiser cette démarche au risque de se perdre dans les contresens musicaux. Jouer par exemple les concertos Brandebourgeois sur instrument d’époque dans de petites salles comme à l’époque de Bach peut toucher au sublime tandis que jouer une sonate de Mozart sur un pianoforte d’époque dans une salle de 2500 places s’avère être pour moi un contresens musical.
Vous avez une discographie riche et variée avec cinq disques déjà à votre actif, allant de Bach à Pierné. Recherchez-vous l’éclectisme comme un but en soi ou cela vient tout naturellement au fil de vos collaborations et expériences ?
Je pense que cela dépend de l’œuvre. J’aurais tendance à dire que les deux jouent un rôle certain. Par exemple, dans le cas de mes enregistrements solistes, je cherche effectivement à transmettre un message très personnel tandis que lors de mes enregistrements de musique de chambre, la collaboration en tant que tel, est sans aucun doute l’élément déclencheur.
Pensez-vous que le répertoire français du début de XXème siècle tels que Pierné ou Vierne, auxquels vous avez dédié un enregistrement, soient sous-évalués ?
Bien sûr, Pierné a été capable d’œuvres d’une grande beauté, qui sont sans doute moins novatrices que celles de Debussy mais qui mériteraient d’être jouées plus souvent. Les compositions de Vierne également me paraissent grandement sous-estimées quant à leur modernité.
« Si c’est de l’art, ce n’est pas pour tout le monde. Si c’est pour tout le monde, ce n’est pas de l’art » disait Schoenberg. Comment percevez-vous le divorce entre musique contemporaine et musique populaire ?
Il s’agit ici d’une provocation de Schoenberg, qui pourrait d’ailleurs s’appliquer à tous les domaines. Par exemple, on pourrait aussi paraphraser cette citation pour un domaine comme celui de la politique et dire que si c’est de la politique, ce n’est pas pour tout le monde et que si c’est pour tout le monde, ce n’est pas de la politique. On aborde pourtant ici un vrai problème pour la musique moderne, que l’on retrouve également dans d’autres formes de musique comme le jazz contemporain, qui perd également son ancrage populaire.
Jusqu’au XXème siècle, la musique s’est très souvent créée à partir d’un matériau populaire : je pense par exemple aux mazurkas de Chopin ou même à la musique de Bach qui se nourrissait d’une musique populaire stylisée. N’oublions pas également que Mozart souhaitait parler autant aux néophytes qu’aux musiciens aguerris.
A mon sens, la musique devrait encore aujourd’hui s’inspirer d’un matériau populaire. Cependant, la musique populaire d’aujourd’hui est trop souvent dominée par les produits issus de la consommation de masse, qui s’imposent à grande échelle. Contrairement à la musique issue des spécificités culturelles de chacun, cette musique standardisée ne saurait être un matériau sur lequel les compositeurs modernes peuvent s’appuyer.
Pour autant je ne suis pas pessimiste car le monde aura toujours besoin de musique et j’observe que les comportements dans les sociétés de masse conduisent inévitablement à une résurgence des spécificités culturelles. J’ajoute enfin que je ne suis pas partisan d’imposer une forme de musique qui serait supérieure à une autre, quand bien même serait-elle davantage construite et authentique qu’une autre.
La tolérance est une nécessité absolue en art.