Ce dimanche 19 février 2017, l’Opéra de Monte-Carlo a levé le rideau sur une nouvelle production de Tannhäuser de Wagner, annoncée comme la « première exécution moderne » de la version de Paris de 1861, chantée en français
Entendre tout un opéra de Wagner chanté en français est une expérience dépaysante, comme si on entendait Massenet en allemand. Bien sûr, pendant toute une partie de l’histoire de l’opéra des œuvres étrangères furent souvent traduites dans la langue du public, ce qui les rendait plus accessibles à une époque où il n’y avait pas de surtitres. C’était surtout le cas à l’Opéra de Paris, où après la première de 1861, Tannhäuser fut représenté de nouveau à partir de 1895 mais toujours en français. Ce n’est qu’en 1959 que cet opéra fut chanté entièrement en allemand à Paris.
Face à cette longue tradition quelque peu oubliée aujourd’hui, en quoi consiste l’originalité de la production monégasque actuelle ? Pour répondre à cette question, il faut comprendre la complexité de l’histoire scénique de Tannhäuser, dont il existe quatre versions.
Créé en 1845 à la cour royale de Saxe à Dresde, Wagner en remania la partition pour une reprise en 1847. Ces modifications ainsi que celles introduites dans plusieurs représentations pendant les années suivantes se retrouvent dans la partition publiée en 1860, souvent appelée « version de Dresde », même si elle ne correspond pas tout à fait à ce que le public de Dresde avait entendu en 1845, ni en 1847.
Pour la représentation à l’Opéra de Paris en 1861, Wagner fait non seulement traduire le livret en français (par Charles Nuittier), mais y inclut un ballet selon l’usage dans ce théâtre (la fameuse Bacchanale), et compose la seconde scène du premier acte sur ce nouveau texte en français. Il va plus loin encore en infusant dans sa partition le chromatisme sensuel qui était devenu si essentiel à son langage musical depuis Tristan und Isolde, composé entre 1856 et 1859. Ce chromatisme a un effet profond sur le rôle de Vénus (dont la tessiture est transformée d’une soprano à une mezzo-soprano) et dans son accompagnement orchestral. La perplexité du public devant cette musique si novatrice contribua au scandale retentissant accompagnant les trois représentations de Paris.
Quand Tannhäuser fut repris une dernière fois à Vienne en 1875, Wagner traduisit à nouveau le livret de Paris en allemand, ce qui lui demanda aussi des remaniements musicaux. Paradoxalement, c’est cette dernière version de Vienne, chantée en allemand, qui est normalement désignée comme « version de Paris ». Aujourd’hui, quand on représente Tannhäuser c’est le plus souvent dans cette « version de Paris » et dans sa traduction en allemand.
Pour la nouvelle production à Monte-Carlo, le chef d’orchestre Nathalie Stutzmann et le metteur en scène Jean-Louis Grinda reviennent à la partition de 1861, avec le texte en français.
Avec Laurent Castaingt (décors, lumières et images) et Jorge Jara (costumes), Jean-Louis Grinda situe l’action à l’époque de Wagner, avec des décors constitués en majeure partie de projections d’images numériques.
Ensemble ils réussissent ainsi à trouver un compromis entre tradition et modernité, ne prenant certes pas de grands risques, mais ne distrayant pas non plus de la musique, du chant et du jeu dramatique avec une mise en scène trop présente.
Dans la première scène, par exemple, un œil de femme, en très gros plan, surveille Tannhäuser, avachi sur des coussins et fumant de l’opium (un clin d’œil à Baudelaire, fervent admirateur de Tannhäuser), pendant que quatre ravissantes nymphes errent autour de lui en attendant l’arrivée de Venus.
Cet œil mystérieux représente-t-il la conscience du héros, englué dans l’ennui et l’immobilité du Venusberg, ou est-ce l’œil d’Elisabeth, sa bien-aimée délaissée au Wartburg ? Ou encore l’œil de la Vierge Marie, bienveillante protectrice des pécheurs ? Aucune information n’est fournie dans le programme quant à la mise en scène ; nous sommes donc laissés à nos conjectures. La Bacchanale a pour toile de fond des taches de couleurs intenses et des silhouettes de danseuses mouvant sur le rythme endiablé de la musique, suggérant les effets de l’opium sur l’esprit du héros. Tout cela est très esthétique et convaincant.
La chorégraphie d’Eugénie Andrin est sobre. Dans la Bacchanale, les nymphes se meuvent à peine, elles aussi soumises à l’immuabilité et l’ennui du paradis stérile qu’est le Venusberg. La thématique dominante suggérée par cette mise en scène est celle de l’être humain — faillible, incertain, et égoïste, mais assoiffé d’idéal — face à ses pulsions et ses tentations. Le thème du salut religieux est esquissé, mais non prédominant.
Nathalie Stutzmann, qui revient pour la deuxième fois à l’Opéra de Monte-Carlo en tant que chef d’orchestre, est très applaudie. Attentive aux chanteurs, elle rend cependant l’orchestre plus présent que de coutume par un son exceptionnel. Sa direction est vivante et contrastée, plus narrative que psychologique. Elle arrive à créer des atmosphères bien différenciées et à maîtriser les ensembles, en évitant la pompe wagnérienne exagérée. Les cuivres de l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo ont un niveau sonore noble et plein, sans jamais forcer. Les cornistes sont remarquables dans la musique de chasse à la fin du premier acte. La harpiste Sophia Steckeler accompagne harmonieusement les chansons des Minnesänger.
Pour la distribution Stutzmann et Grinda ont choisi des interprètes jeunes et dynamiques, mais n’ayant pas nécessairement déjà chanté Wagner. C’est le cas même pour le rôle-titre confié au ténor argentin José Cura, un artiste polyvalent (chanteur, chef d’orchestre, et metteur en scène) qui a fait ses preuves dans le bel canto verdien et puccinien (à Monaco il a chanté le rôle-titre dans Stiffelio en 2013). Même si Cura ne nous a pas d’emblée semblé convaincant dans ce rôle, c’est lui qui, par sa présence théâtrale, donne à cette production son caractère particulièrement « humain ».
Dans son duel avec Venus à l’Acte I, il ne prend peut-être pas assez son temps dans les longueurs requises par la rhétorique wagnérienne, mais dans les Actes II et III il est parfaitement dans son élément. Chevalier impétueux et ménestrel de génie, le Tannhaüser de Cura semble plus ému que blasé de l’admiration et l’amitié constante de ses camarades chevaliers et de l’amour qu’Elisabeth lui porte encore, même après sa désertion au Venusberg.
Cura arrive à nous intéresser à la détresse de son personnage qui tombe sans cesse de son piédestal faute de contrôler ses pulsions. Dans son récit sur le pèlerinage à Rome de l’Acte III il brille autant par la liquidité du timbre de sa voix que par son aisance technique. Il arrive même à insérer une note d’humour dans cette scène si grave. Avant de faire face à ses exécuteurs, il invite par un geste son ami Wolfram d’aller goûter à son tour au plaisir de la Venusberg, une suggestion suivie par Wolfram — inutile de préciser qu’une telle indication scénique ne figure pas dans le livret, mais ce geste contribue à donner de la légèreté aux personnages et à libérer l’opéra de son dualisme pesant entre sexe et ascèse.
La mezzo-soprano française Aude Extrémo interprète avec assurance et maîtrise le rôle de Vénus, si difficile sur le plan vocal et harmonique. Le timbre voilé de sa voix se mêle parfaitement au couleur de la clarinette de l’orchestre, qui double ses phrases les plus chromatiques. Un peu trop raide sur scène dans l’Acte I, son interprétation scénique peut néanmoins se défendre si on voit la déesse immortelle plus comme une statue qu’une amante désespérée par la crainte de l’abandon de son amant.
Wolfram est interprété par le baryton québécois Jean-François Lapointe qui comme Aude Extrémo a gagné sa réputation dans le répertoire français. Pour lui aussi, c’est son premier Wagner, et il s’en tire remarquablement bien car son chant est naturel et spontané avec un timbre riche et un beau legato, et sa diction est impeccable. Son personnage est moins guindé et moins idéalisé que dans des interprétations traditionnelles du rôle de Wolfram, ce qui nous permet de nous identifier également à ce personnage. Sa « romance à l’étoile » de l’Acte III est néanmoins décevante, en partie parce qu’elle semble trop mesurée de la part d’un homme qui vient d’assister au suicide de sa bien-aimée Elisabeth.
C’est la soprano néerlandaise Annemarie Kremer qui interprète Elisabeth, nièce du Landgrave. Son Elisabeth est une jeune fille exaltée prête à défendre son bien-aimé pécheur contre tous. Elle est plus terrestre que céleste, mais si entière dans sa passion, qu’elle en devient radieuse, comme le demande son rôle. Sa voix est ample, son timbre chaleureux et son vibrato admirablement utilisé, surtout dans son air « Jadis de nos poètes » de l’Acte II.
La belle et forte voix de la basse américaine Steven Humes incarne l’autorité paternelle de Hermann, Landgrave de Thuringe. Le pâtre Anaïs Constans à la voix acidulée offre un contraste intéressant au cor anglais de l’orchestre imitant le chalumeau du berger. Dans l’Acte II on apprécie les talents de William Joyner (Walther), Roger Joakim (Biterolf), Gilles Van der Linden (Henry), Chul Jun Kim (Reinmar) et Galina Bakalova, Géraldine Melac, Catia Pizzi et Janeta Sapounijeva (les quatre pages).
Le chœur joue un rôle central dans Tannhäuser, que ce soit comme invités au concours de chant des Minnesänger ou pèlerins repentants. Le Chœur de l’Opéra de Monte-Carlo, dirigé par Stefano Viconti est très présent, chantant avec expressivité et nuance.
L’effet de ce Tannhäuser est singulier, non seulement par ses sonorités galliques, mais aussi parce que cette production fait fi de la lourdeur contemplative de certaines productions pour mettre en avant le côté plus narratif, latin, et pleinement humain de l’intrigue. Ces qualités rendent aussi cet opéra plus proche de nous.