Cette saison, l’Opéra de Monte-Carlo continue à cultiver son lien avec Massenet en présentant une nouvelle mise en scène de Thaïs (1894), en co-production avec l’Opéra de Hong Kong. La production est signée Jean-Louis Grinda, qui est également Directeur artistique de l’Opéra de Monte-Carlo.
Comme tout pèlerinage wagnérien mène naturellement au Festspielhaus de Bayeuth, tout admirateur fervent de Massenet rêve d’entendre ses opéras à la Salle Garnier de l’Opéra de Monte-Carlo. Massenet avait un rapport privilégié avec la scène monégasque, en particulier grâce au soutien de son directeur légendaire Raoul Gunsbourg (1860-1955), qui y créa sept des dix derniers opéras de Massenet. Depuis 1912, un buste de Massenet trône à côté de l’une des entrées du théâtre, et quand l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo interprète aujourd’hui un de ses opéras, on imagine la pérennité d’une tradition transmise de génération en génération.

Le livret de Thaïs par Louis Gallet, tiré d’un roman d’Anatole France, raconte l’histoire d’un moine ascétique, Athanaël qui, aux premiers temps de l’ère chrétienne, convertit une courtisane notoire d’Alexandrie, Thaïs. Quand elle meurt en martyre chrétienne dans le couvent où elle s’est retirée sur l’insistance d’Athanaël, celui-ci se mortifie, car tombé amoureux de la pénitente, il a perdu la foi.
Sans faire violence au livret, Grinda lui donne une signification nouvelle, adaptée à notre époque violente. Athanaël est un dangereux fanatique religieux qui assassine lâchement la courtisane Thaïs avec son bâton de pèlerin, alors même qu’elle est plongée dans une médiation sur sa vie de pécheresse.
La fameuse « Méditation de Thaïs », un interlude pour violon solo au milieu de l’acte II, est une mélodie calme et douce, souvent jouée devant un rideau fermé. Dans les mises-en-scène traditionnelles, elle représente la « conversion » de Thaïs, qui abandonne les plaisirs de la chair pour ceux de l’esprit. Dans la suite de l’opéra, Athanaël l’accompagne jusqu’au couvent d’Albine, où elle se repent et achève sa conversion avant de mourir béatifiée à la fin de l’opéra (acte III).
L’idée de situer le meurtre de Thaïs au centre de l’opéra est magistrale, d’autant plus que Grinda n’est pas doctrinaire, laissant aux spectateurs un certain flou pour interpréter ce qui se passe sur scène pendant la méditation : un véritable meurtre par un fanatique, ou—plus traditionnellement—la mort symbolique de la courtisane pour libérer son âme pure? Dans les deux interprétations, la suite de l’opéra peut-être comprise comme la vision onirique de Nathanaël, qui devant le cadavre de Thaïs gisant à ses pieds, se repent d’avoir immolé la femme qu’il désire, et imagine pour elle une apothéose chrétienne.
Le rôle d’Athanaël a été confié au baryton Ludovic Tézier, la force dominante de cette production. Il chante dans presque toutes les scènes de l’opéra, sans que sa voix jamais ne perd son timbre noble et chaleureux. Par contre, pour être plus convaincant dans le rôle que lui attribue cette mise-en-scène, il aurait pu souligner le fanatisme et la folie de son personnage. Avec Nicias chanté avec vitalité par le ténor Jean-François Borras et Palémon chanté par la basse Philippe Kahn, qui avec une autorité tranquille et une voix aux belles sonorités, met Athanaël en garde contre le fanatisme, Tézier était à la tête d’une distribution masculine de premier plan.

Massenet conçut le rôle éponyme pour la soprano américaine Sibyl Sanderson (1864-1903), pour qui il avait déjà écrit son opéra Esclarmonde. Pour Massenet, Sanderson était bien plus qu’une simple interprète lyrique, mais sa muse et même sa collaboratrice, ayant co-signé plusieurs de ses partitions. La Thäis crée par Sanderson à l’Opéra de Paris en 1894 se distinguait à l’époque pour sa sensualité, presque scandaleuse, comme le soulignait un journaliste spirituel en relatant la fortuite « trahison d’une agrafe qui avait permis au public de contempler nue jusqu’à la ceinture mademoiselle Seinderson, très ennuyée du contretemps et ne sachant plus à quel sein se vouer. Les amateurs de chair fraîche en ont été pour leurs frais et ont dû se contenter de la musique seinphonique accompagnant l’air de Thaïs ».
Il est vrai que dans la production de Grinda, l’une des courtisanes expose ses seins nus devant Athanaël—un clin d’œil à l’incident scandaleux de 1894. Typiquement ce n’est pas Thaïs qui se dénude ou feint de se dénuder, car la Thaïs de Grinda, même celle du premier acte, reste très éloignée de la courtisane lascive de Sanderson, ce qui rend sa transformation en religieuse moins frappante. La soprano lettone Marina Rebeka interprète le rôle de Thaïs avec une majesté et une mesure, inhabituelle pour ce rôle. Rebeka chante avec une voix large et joliment timbrée. Son élocution française est aguerrie, mais, étant la seule interprète non francophone dans cette production, la moindre petite imperfection d’accent ou d’intonation est audible. De temps à autre, ses notes aiguës sont un peu forcées. Par contre, lorsqu’elle chante pianissimo, Rebeka monte dans l’aigu sans aucun effort, comme dans l’air « L’amour est une vertu rare » du deuxième acte.
Les superbes costumes de Jorge Jara situent l’action à la Belle Époque, dans un cadre exotique. Dans la scène du premier acte à Alexandrie, les costumes ont des couleurs chatoyantes (les robes de Thaïs et de ses suivantes en un émeraude brillant) qui font place à des couleurs très atténuées dans les actes suivants. Ces costumes ressortent sur le fond des magnifiques décors en diverses teintes de noir de Laurent Castaing. Les vidéos de Gabriel Grinda sont parfois un peu intrusives, mais il y a néanmoins de bonnes trouvailles, comme les effets de miroir (dans les scènes de foule, ou dans le soliloque de Thaïs à son miroir). Les ballets n’ont pas été négligés, et le public a apprécié la chorégraphie acrobatique d’ Eugénie Andrin pour les danseurs Maurin Bretgane, Marius Fanaca et Sami Moviat -Tapie.

Chef d’orchestre Jean-Yves Ossonce a poussé l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo à produire des textures somptueuses, riches dans les graves, qui ont pourtant quelques fois couvert des voix, même celle de Tézier. De nombreux solistes de l’orchestre se sont distingués, mais une mention particulière est due au violon solo Liza Kerob , qui a interprété la « Méditation » avec une simplicité émouvante.
Cette production de Thaïs marque le retour à la Salle Garnier après les annulations en série de 2020, et se déroule à un moment où presque toutes les autres maisons lyriques du monde sont encore à l’arrêt. Les précautions sanitaires étaient strictes : prise de température lors de l’arrivée, port du masque obligatoire tout au long de la soirée, et condamnation d’un siège sur deux dans la salle, ce qui n’est pas facile à faire dans une salle dont la capacité en temps normal n’est que de 524 personnes. Nous saluons le courage de cette compagnie dans ces circonstances si difficiles, et nous avons hâte d’assister à ses prochains spectacles.

Thaïs
Comédie lyrique en trois actes et sept tableaux
Musique de Jules Massenet (1842-1912)
Livret de Louis Gallet d’après le roman d’Anatole France
Création : Académie nationale de musique, Paris, 16 mars 1894
Nouvelle production,
en coproduction avec l’Opéra de Hong Kong
SALLE GARNIER •
OPÉRA DE MONTE-CARLO
22 janvier 2021 – 14 H 00
24 janvier 2021 – 14 H 00
26 janvier 2021 – 14 H 00
28 janvier 2021 – 14 H 00
Direction musicale
Jean-Yves Ossonce
Mise en scène
Jean-Louis Grinda
Décors et lumières
Laurent Castaingt
Costumes
Jorge Jara
Chorégraphie
Eugénie Andrin
Conception vidéo
Gabriel Grinda
Chef de chœur
Stefano Visconti
Athanaël
Ludovic Tézier
Nicias
Jean-François Borras
Palémon
Philippe Kahn
Thaïs
Marina Rebeka
Crobyle
Cassandre Berthon
Myrtale
Valentine Lemercier
Albine
Marie Gautrot
La Charmeuse
Jennifer Courcier
Chœur de l’Opéra de Monte-Carlo
Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo