En cette année du centenaire de la disparition de Camille Saint-Saëns (16 décembre 1921 à Alger), le “Palazzetto Bru Zane – Centre de musique romantique française” vient d’enregistrer l’opéra-comique “Phryné”, créé le 24 mai 1893 à l’Opéra-Comique à Paris. Un ouvrage lyrique aujourd’hui oublié mais qui connut un grand succès à sa création et qui fut donné près d’une centaine de fois.
Le “Palazzetto Bru Zane – Centre de musique romantique française” poursuit ses enregistrements, notamment d’ouvrages lyriques, alors même que les représentations et concerts ne peuvent avoir lieu en raison des conditions sanitaires.
Hervé Niquet, directeur musical du projet, nous explique les raisons du choix de l’opéra Phryné, enregistré, en première mondiale, pour la collection “Opéra français” label Bru Zane au Théâtre des Arts à Rouen, du 31 mars au 2 avril avec l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie et le Chœur du Concert Spirituel. L’occasion également de s’entretenir avec l’un des solistes de la production, le ténor Cyrille Dubois, et de faire le point des initiatives prises par le Palazzetto avec son directeur artistique, Alexandre Dratwicki.
Rappelons que l’opéra Phryné tient une place particulière dans l’oeuvre lyrique de Camille Saint-Saëns, en ce sens qu’il présente, à la différence des autres ouvrages du compositeur, une dimension humoristique et qu’il est d’une durée plutôt brève. L’enregistrement de Phryné résulte d’une coproduction du Palazzetto Bru Zane et de l’Opéra de Rouen Normandie. Une représentation, dans la même distribution, aura lieu au Théâtre des Arts, à Rouen, le samedi 3 juillet 2021 à 18h.

L’occasion de recueillir les impressions du directeur musical Hervé Niquet, grand chef, spécialiste de la musique française et musicien incontournable s’agissant de ce type de répertoire.
2021, c’est l’année du centenaire de la disparition de Camille Saint-Saëns ; pourquoi votre choix s’est-il porté sur l’opéra-comique “Phryné” ?
Hervé Niquet : D’abord, j’en ai parlé à Loïc Lachenal, le directeur de l’opéra de Rouen en lui rappelant, mais il le savait, que Saint-Saëns avait œuvré dans ce théâtre (ndlr: “Théâtre des Arts” ) évidemment avant-guerre, avant que ce bâtiment ne soit reconstruit et qu’il y avait créé pas mal d’ouvrages.
Je lui ai dit” Écoutes, ça serait bien, dans ta maison, de fêter Saint-Saëns dignement”. Je les ai mis en rapport avec Alexandre Dratwicki (le directeur artistique du Palazzetto Bru Zane) à qui j’en avais parlé auparavant, et qui m’a dit “pourquoi pas Phryné” ?
C’est un ouvrage qui a eu beaucoup de succès, c’est même l’ouvrage de Saint-Saëns qui a eu le plus de succès de toute sa carrière, et après-guerre on n’en a plus du tout entendu parler, c’est un opéra comique merveilleux, ça dure une heure cinq, une heure dix, voilà faisons cela ! Il faut se réjouir, Loïc a approuvé “faisons cela !” et l’a programmé dans sa maison. On devait faire ça à la fin du mois de juin ; le contexte était tel – aucune activité – que tout le monde était libre à ce moment-là, ça s’est fait comme pour toutes les productions dans toutes les maisons d’opéra. Ça a donc été une décision collégiale.

Vous êtes fin connaisseur de Saint-Saëns, comment expliquez -vous l’éclipse de cette oeuvre qui avait pourtant rencontré un vif succès auprès du public ? Est-ce du fait de son aspect un peu humoristique, différent des autres ouvrages lyriques de Saint-Saëns, ainsi que cela a été relevé par certains auteurs ?
Quand vous voyez qu’à l’époque, il y a quarante, cinquante théâtres dans Paris qui jouent chacun une oeuvre différente tous les soirs, il y a un répertoire considérable. Là c’est le répertoire de l’opéra-comique, c’est un domaine dans lequel les auteurs composent beaucoup, il y a déjà énormément d’œuvres, donc on ne peut pas tout garder à l’affiche ; et puis il ne faut pas oublier une chose, il y a la mode, il faut passer à autre chose…. on est en 1893 pour la création, mais 20 ans après, ça y est, on est ailleurs…. et puis, il y a eu le Théâtre des Champs-Elysées, le Sacre du Printemps, enfin bref, c’est passé…
Les deux handicaps de Phryné, primo, c’est que c’est un ouvrage court qui ne fait pas une soirée, qui devait donc se donner avec un autre ouvrage et on sait que les producteurs des maisons d’opéra n’aiment pas trop mettre deux ouvrages dans une même soirée, c’est toujours un handicap ; deuxio, il n’y a pas de grand air dans cette pochade, il y a un fameux cotillon – ce que l’on appelle un cotillon depuis le 18ème siècle c’est une rengaine qui revient à la fin avec le chœur et qui enlève le morceau, ça reste dans la tête – mais par contre il n’y a pas un grand air qui va rester. Il n’en reste pas moins que cet ouvrage a été, je ne sais pas combien de fois, mais bien une centaine de fois à l’affiche de l’Opéra Comique ; c’est donc que le public y trouvait son compte. Mais voilà la mode est passée…
Comment abordez-vous stylistiquement cette oeuvre ?
Ça fait quarante ans que je cherche ce répertoire, donc je mets en application tout ce que je sais, aussi bien musicologiquement, organologiquement, stylistiquement, et vocalement parce qu’il s’agit d’ un ouvrage lyrique ; donc j’explique aux interprètes énormément de choses, et puis je remets le nez des musiciens de l’orchestre sur les partitions, car il s’y trouve beaucoup de choses à jouer, mais que par habitude et par confort on ne fait pas. Moi j’insiste sur le fait de lire intégralement tout ce qui s’y trouve. Il faut faire ce qui est écrit.
De plus, on fait du théâtre, donc il faut pousser les angles, il faut s’appuyer sur les murs, il faut être descriptif. Quand on est au poulailler, si on n’entend pas ça, si ce n’est pas poussé sur scène, on ne l’entend pas. Donc il faut le faire. Du coup, ça donne un poids à chaque pupitre d’orchestre, il y a un vrai échange, une vraie matière qui bouge au lieu d’un plum-pudding infâme ; il y a des angles, des couleurs, des accents, des effets, des vagues, des vulgarités, des noblesses; il y a tout : il faut le faire.
Par temps de Covid, comment cela se passe-t-il ?
C’est très difficile. On est très éloignés les uns des autres ; on a fait toutes nos études, toutes nos carrières à écouter les autres, à être vraiment collés pour un son commun, et du jour au lendemain on vous éloigne de 2 mètres chacun avec un masque, parfois avec des murs en plexiglas, c’est un cauchemar. Ça a l’avantage d’ouvrir les oreilles, mais c’est épuisant ; ça ne marche pas comme ça… là on se bat pour exister.

Le reportage à Rouen se poursuit avec l’un des solistes de la production, le ténor Cyrille Dubois.
En qualité de ténor, vous assumez une double carrière de mélodiste et de chanteur lyrique : comment s’inscrit, dans votre carrière, le personnage de “Nicias”que vous interprétez dans cet opéra un peu singulier de Camille Saint-Saëns ?
Cyrille Dubois : Pour moi, l’opéra-comique est une part importante de mon répertoire, le ténor “de grâce à la française” c’est une très belle complémentarité à mon activité de mélodiste, car ce travail spécifique peut apporter beaucoup sur la couleur, souvent avec des orchestrations un peu moins fournies, même si, comme ici dans “Phryné” il y a du monde ; du coup ça permet de faire parler la grâce et la sensibilité de la voix de ténor pour justement toucher l’auditoire.
Comment définiriez-vous votre personnage, “Nicias” ?
Nicias est le neveu de l’archonte, le “prélat “de la ville Dicéphile (rôle tenu par la basse Thomas Dolié). Nicias tombe amoureux d’une femme, Phryné, dont la réputation est un peu sulfureuse… C’est difficile pour lui d’exprimer ses sentiments vis-à-vis de cette femme. Pour Phryné aussi, de son côté, c’est difficile de donner en retour car c’est une femme très forte, très puissante et pour laquelle les hommes sont un peu “ses choses”… C’est elle qui contrôle le jeu qu’elle a avec Dicéphile (qui n’est pas non plus insensible au charme de la courtisane….) et avec Nicias. Elle finit par tomber amoureuse de ce dernier et, au final, tout est bien qui finit bien, ça reste de l’opéra-comique !

Comment abordez-vous techniquement, stylistiquement, ce type de rôle ?
Avec une vocalité très lyrique y compris dans les récitatifs accompagnés qui sont, en l’occurrence ici orchestrés par André Messager ; ça m’a fait beaucoup penser à Fortunio (ndlr: opéra-comique d’André messager dans lequel Cyrille Dubois a chanté)… ça m’a fait beaucoup penser à l’autre vie, quand on n’était pas encore enfermés, et justement c’était superbe de pouvoir apporter cette fraîcheur, cette candeur dans le rôle de Nicias !
Par temps de Covid , comment tout ça se gère, en tant que chanteur professionnel ?
On est vraiment partagés ; en tous cas, pour ma part, je suis très partagé entre le fait de pouvoir continuer mon activité à travers les enregistrements, les streamings, et de savoir que, par ailleurs, il y a beaucoup de mes collègues qui n’ont pas cette chance. Je garde conscience du fait que ce n’est pas normal, et je pense qu’il faut le répéter, il faut le soutenir, parce que c’est quelque chose que, dans nos mondes dématérialisés, on perd en ligne de compte. Tout ce qui est contact, les choses que l’on fait avec les autres, que l’on fait en direct et pas avec le prisme d’enceintes ou d’écrans. Il faut convaincre les gens que le spectacle vivant est irremplaçable en dépit des défauts qui peuvent l’affecter.
Ces expériences du théâtre vivant ne sont absolument pas les mêmes que celles que l’on peut avoir avec un casque, derrière une enceinte ou derrière un écran, parce que tout simplement les émotions sont démultipliées ; la catharsis que l’on met en place dans un spectacle vivant fait que l’on peut être emporté par les émotions qui nous submergent, les larmes peuvent couler plus facilement que quand il existe toutes ces barrières.
Il faut que l’on se batte pour retrouver cela le plus vite possible parce que cette pandémie est certes terrible du point de vue sanitaire, mais elle n’a rien de commun avec les horreurs de la guerre que l’on a pu subir pendant le XXème siècle, et d’ailleurs même pendant ce temps-là les théâtres étaient ouverts… Ayons de l’empathie vis-à-vis de la crise sanitaire, mais n’oublions pas tous les désastres qui sont engendrés par des mesures qui sont disproportionnées vis-à-vis de notre art, de notre secteur d’activité.

Le mot de la fin sera pour le Directeur Artistique du “Palazetto Bru Zane”, Alexandre Dratwicki.
Alexandre Dratwicki : Phryné est le genre d’oeuvre qui confirme cette idée que la musique française, en tout cas l’opéra, doit toujours éviter le confort. Si elle est confortable, cette musique devient ennuyante, banale ; il faut toujours aller chercher, évidemment dans le texte, mais aussi dans les détails d’orchestre, dans les changements de mesure. Il faut toujours aller chercher quelque chose qui bouscule, quelque chose qui interrompt et qui attire l’attention. C’est vrai que, dans ce cas-là, on peut créer autour d’une heure ou deux de musique un intérêt constant et soutenu.
Dans une certaine mesure, dans les musiques de Wagner ou de Verdi il se passe sans arrêt quelque chose, soit harmoniquement, soit en pyrotechnie qui attire l’attention. Mais le problème avec la musique française, c’est qu’il n’y a pas les harmonies allemandes, il n’y a pas la vocalité italienne, vraiment c’est du théâtre. Ça veut dire que ça doit être sans arrêt quelque chose dans l’action.

Pouvez-vous aborder la dimension particulière de l’oeuvre, de son côté inhabituellement humoristique, en tout cas chez Saint-Saëns ?
On n’attend pas Saint-Saëns dans l’humour, même si bien sûr il y a le Carnaval des Animaux ; Saint Saëns est quelqu’un comme Haydn, c’est un compositeur de musique pure. Ils font des pieds de nez ! Par exemple à la fin des morceaux, des scherzo, des allegro, il y a des petites pirouettes qui font sourire. Il y a plein d’exemples de musique instrumentale de Saint Saëns où l’on a un petit sourire à la fin du mouvement, tout cela est fait avec esprit. Pour le Carnaval des Animaux on est dans la caricature et on a ça aussi dans Phryné. Ce n’est pas de l’Offenbach; ça pourrait être dans l’esprit de Charles Lecocq, mais dans Saint-Saëns on n’imagine pas cette dimension comique. On l’a quand on connaît bien la partition, on l’a aussi dans les détails de l’orchestration, les pirouettes de basson, des choses qui sont assez inhabituelles.

Pourquoi avoir enregistré Phryné plut tôt que prévu ?
Phryné était prévu en juin 2021 pour l’année Saint-Saëns, on l’a anticipé pour plusieurs raisons. D’abord parce que l’orchestre de l’Opéra de Rouen est en inactivité à cause d’une annulation de production, ensuite parce que tout le monde était libre. On s’est dit “ce qui est fait n’est plus à faire”, il faut essayer de sauver le maximum de choses.
Après tout, peut-être qu’en juin nous serons partiellement ou complètement déconfinés. Ainsi l’orchestre pourra peut-être être amené à se produire, à imaginer un Festival, des concerts, etc… On s’est dit “Faisons-le maintenant car on n’a rien d’autre à faire, en juin ces journées pourront être utiles pour autre chose”. Evidemment tout le monde était libre vu les circonstances, mais ça demandait aux chanteurs d’être prêts. Je leur dis “chapeau”!, ils ont monté cela en 2 semaines; une oeuvre pas si longue, mais très délicate, alors que c’était prévu en juin… Il a fallu, et ce n’est pas rien, terminer le matériel d’orchestre de façon très anticipée. Encore un petit miracle, les dieux athéniens sont avec nous !
Vous venez de sortir un ouvrage monumental sur les Prix de Rome “Bons Baisers de Rome” Les compositeurs à la Villa Médicis (1804-1914) chez Actes Sud /Palazzetto Bru Zane. Pouvez-vous nous en parler ?
Monumental, il l’est au moins par le nombre de pages ! En 2004, j’ai eu la chance d’être pensionnaire à la Villa Médicis sur un sujet qui était les “envois de Rome” au 19ème siècle. J’ai produit à l’issue de mon séjour un article pour la Revue de Musicologie dont je m’étais toujours dit que le gabarit ne me permettait pas d’écrire tout ce que je voulais exprimer ; c’était un sujet qui dépassait de loin 1 ou 2 ans de travail et il me faudrait au moins une décennie. Au fur et à mesure du temps, et profitant de mes moments de liberté, j’ai “engrangé” beaucoup de choses.
Depuis quelques années je me suis dit qu’il fallait absolument que tout cela prenne forme, que ce travail n’était pas fait pour dormir ! Je pense que c’est une histoire qui doit se raconter, c’est un moment d’histoire de la musique française à la Villa Médicis.
Enregistrement discographique pour le label “BRU ZANE”
Opéra de Rouen Normandie : du 31 mars au 2 avril 2021
“Phryné”” opéra-comique de Camille Saint-Saëns
en 2 actes sur un livret de Lucien Augé de Lassus
Version de 1909 avec des récitatifs d’André Messager.
Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie
Chœur du “Concert spirituel”
Direction musicale: Hervé Niquet
Phryné: Florie Valiquette
Lampito: Anaïs Constant
Nicias: Cyrille Dubois
Dicéphile :Thomas Dolié
Agoragine/ Le Héraut: Patrick Bolleire
Cinalopex: François Rougier
Coproduction “Palazzetto Bru Zane“/ Opéra de Rouen Normandie