Jérôme Pernoo © DR
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Conversation avec le violoncelliste Jérôme Pernoo

8 minutes de lecture

Pourquoi le festival s’appelle Les vacances de Monsieur Haydn ?
Le choix est tombé sur Haydn, une figure du classicisme que tout le monde connaît sans le connaître, contrairement à Mozart, Schumann et Schubert qui ont écrit des « tubes ».
Nous avons donc décidé de faire prendre des vacances à ce compositeur, emblème du style classique et père de la musique de chambre, en lui mettant des lunettes de soleil. La gravure austère de son visage sur laquelle on a mis des lunettes de soleil orange représente le but du festival : un classicisme plus détendu, sympathique et convivial.

On a appelé le compositeur « Monsieur » -terme qu’on utilise lorsque la personne n’est pas morte- pour signifier qu’il est toujours parmi nous, grâce à sa musique qui, encore aujourd’hui, nous raconte l’humain.

Il y également un clin d’œil au cinéma de Jacques Tati et à son film Les vacances de Monsieur Hulot, qui correspond à l’état d’esprit détendu et sympathique du festival.

 

Dans la programmation du festival vous avez associé des œuvres qui vont du XVIIIe siècle à nos jours. Comment les avez-vous choisies ?
Au festival cette année il y aura des grands classiques, des œuvres moins jouées et de la musique contemporaine. Il est très important pour moi de programmer les grands classiques, parce qu’il s’agit d’œuvres qui ont traversé l’histoire.

Il y a des œuvres qui ne traversent pas le temps parce qu’elles sont trop liées à un moment ou à des modes, tandis que d’autres y arrivent parce qu’elles apportent quelque chose à ceux qui écoutent, en se nourrissant de leur monde intérieur : celles-là on les appelle « chefs-d’œuvre ».

On parle aussi de « classiques » parce qu’on les apprend dans les classes, mais aussi parce qu’ils sont fondamentaux dans notre culture et dans notre compréhension du monde. Et c’est pour ça qu’on les rejoue.
Au festival il y aura également des œuvres moins connues, comme la Sonate pour hautbois et piano de Poulenc, qui peuvent intéresser les curieux et les mélomanes, d’autres qui suscitent le questionnement ou encore qui proposent des aspects insolites dans l’écriture ou dans les instruments, comme par exemple la glassharmonica, qui sera jouée par Thomas Bloch.

Une place très importante est également réservée à la musique d’aujourd’hui, pour montrer au public que de nos jours on écrit de la musique très intéressante et passionnante.
Nous sommes en train de vivre un énorme changement dans l’art, il y a des auteurs qui au tournant du XXIe siècle créent des choses complètement différentes, en réaction au modernisme du XXe siècle.
Les compositeurs de notre génération nous entraînent dans une phase de mutation riche et passionnante, qui est très intéressante pour moi en tant que musicien, mais également pour le public.

Dans la tradition des précédentes éditions, nous avons commandé une pièce pour quatre mains à Jean-Baptiste Doulcet, un compositeur très inspiré et très lyrique, malgré son jeune âge. Je suis heureux de faire découvrir ces nouveaux visages de la musique classique d’aujourd’hui.

 

Vous parlez de musique d’aujourd’hui, pas de musique contemporaine.
Oui, je fais attention à ne pas l’appeler musique contemporaine, parce que ce terme est devenu un style.
Nous ne pouvons pas encore mettre une étiquette ou donner une définition précise à la musique composée aujourd’hui parce que nous sommes en train de l’inventer.


À propos du concerto de Guillaume Connesson, qui vous est dédié et que vous allez jouer sous sa direction à l’ouverture du festival, vous avez mis en avant son équilibre entre musique savante et populaire. Pourriez-vous nous en dire plus ?
Pour moi il n’y a pas une vraie différence entre musique populaire et musique savante.
La musique dite populaire est une musique créée par la population, qui séduit un grand nombre de personnes et qui est un divertissement. Ensuite il y a des auteurs qui vont « signer » leur vision du monde et leurs émotions, en s’exprimant avec la langue de la musique.

Nous pouvons par exemple voir cette différence dans le cinéma : il y a le cinéma populaire et celui d’auteur, le premier est une industrie de divertissement qui a le but de remplir les salles et le deuxième est fait pour transmettre une vision du monde, par le biais d’un art.

C’est la même chose en musique : un chef d’œuvre me permet de voir les choses comme je ne les voyais pas avant.


À côté du festival vous avez également créé une école des mélomanes, comment fonctionnent ces débats et comment le public réagit ou interagit ?
L’école des mélomanes est un projet très sympathique sur le même concept des cafés philo, on philosophe sans parler de philo.
Il a été conçu pour gens qui souhaiteraient poser des questions aux musiciens, mais qui n’osent pas, peut être en craignant de poser des questions bêtes. Mais il n’y a pas de question bête, car le questionnement est bien le contraire de l’idiotie.

D’ailleurs on me pose des questions très intéressantes sur les styles de musique, sur la manière dont un compositeur ou un interprète travaillent.

Le principe de ces rencontres est très simple : on se retrouve dans des petits cafés de campagne autour de La Roche-Posay, je viens avec violoncelle et je joue des extraits pour présenter des œuvres du festival.

Je fais également de la pédagogie au sein de l’université de Poitiers avec des jeunes étudiants non musiciens, parce que c’est avec eux qu’il faut parler de l’importance de l’art dans la société. Dans un souci de pragmatisme, je participe aux débats organisés par les étudiants avec mon violoncelle, pour que les arguments soient confrontés à la réalité musicale.

On pense souvent que la musique classique n’est pas pour tous, mais je trouve que, au contraire, la beauté d’une œuvre d’art est perceptible spontanément à tout le monde. Bien évidemment si ensuite on va plus loin, en écoutant une œuvre plusieurs fois et on en écoutant d’autres, on arrive a en avoir une perception beaucoup plus profonde.

Aujourd’hui la musique est considérée comme une ambiance qu’on entend sans l’écouter, mais pour comprendre un discours et sentir des émotions il faut s’arrêter et écouter pleinement. On arrivera ainsi à en saisir la profondeur : ce qui différencie une œuvre d’une œuvre d’art.


Avec vos étudiants du CNSM de Paris vous avez créé La ruée vers l’art qui organise, entre autre, des voyages musicaux. Comment avez-vous eu cette idée ?
Le principe est de faire comprendre aux étudiants que la musique ne se résume pas à la musique en soi, mais que c’est un véhicule pour exprimer des choses.
Ce qu’un compositeur veut signifier à travers la musique est bien plus large qu’une mélodie, c’est la vie elle même.
Comme le but d’un interprète est de faire vivre une œuvre, il faut donc comprendre ce que le compositeur a vécu et ressenti. Tout commence bien évidemment avec l’étude de l’oeuvre, mais il est essentiel de s’intéresser au contexte : le parcours du compositeur, ses oeuvres et celles de ses contemporains; son environnement, les traditions de son pays, le régime politique en vigueur et la musique folklorique auquel il est exposé.

Nous sommes donc partis en Allemagne pour étudier Bach car, si les suites pour violoncelle sont incontournables pour les violoncellistes, ça ne représente qu’un infime pourcentage de l’œuvre du compositeur. Il faut aussi écouter ses Cantates, ses Oratorios et sa musique pour clavier, pour mieux comprendre les Suites.

J’ai donc appelé Gilles Cantegrel, grand expert de Bach, et, de Eisenach à Leipzig, nous avons parcouru la vie de Bach.

On a commencé par le château de la Wartburg ou Luther a traduit le Bible. Bach est née sous ce château où les fondements religieux de sa musique ont vu le jour.
En Turinge on a vu les orgues qu’il a réparés, rencontré des organistes et visité l’église de Dornheim où il épousa Maria-Barbara, en découvrant une Allemagne plus similaire à celle qu’il avait vue et bien différente des grandes villes comme Berlin et Munich.
Avant la visite à l’église de Saint-Thomas où il était organiste, nous nous sommes arrêtés au Château de Köthen, pour visiter la salle où les suites pour violoncelle seul ont été créées. Dans ce lieu, si rempli de sens, nous n’avons pas pu résister : nous avons sorti nos instruments et nous avons commencé à les jouer.

 

Des souvenirs inoubliables pour vous et vos élèves…
Ce sont des impressions qui restent toute la vie, qui permettent de plonger dans un univers d’un compositeur, qui chez Bach est très fort. A partir de cette expérience on peut se déconditionner et recréer son propre univers, en agissant sur son monde intérieur et en laissant faire jusqu’à que l’expression paraît naturellement.

Ma technique de travail de l’interprétation s’inspire beaucoup de Stanislavski, l’inventeur du théâtre moderne, dont les techniques empreintes de réalisme ont été reprises par l’Actor’s Studio.


Après l’Allemagne, vous avez traversé la Russie de Moscou a Vladivostok à bord du Transsibérien.
Ce voyage est l’aboutissement d’un travail de deux ans sur la musique, la danse, la littérature et la poésie russes. Pour moi il est très important de passer par les autres arts parce qu’elles parlent de la même chose, c’est juste le moyen d’expression qui est différent.


Dans un voyage pareil la protection du froid est essentielle pour vous, mais également pour les instruments…
Nous étions donc très bien équipés et nous avons protégé nos instruments avec des couvertures de survie.
Mais il faut dire que dans ce train surchauffé la lutte pour rester à température est permanente : à chaque arrêt il y a des gens qui sortent pour enlever la glace qui s’est formée. Le fait de savoir qu’une panne serait une catastrophe est une sensation qui nous accompagne pendant tout le voyage.


Qu’est-ce qui rapporte ce type d’expérience à vos élèves et à vous-même du point de vue musical et humain ?
Le travail de groupe est très important pour les étudiants et aide à dépasser le côté compétitif des concours. C’est pour ça qu’en plus de voyages nous faisons aussi beaucoup de cours collectifs au conservatoire.

Être musicien aujourd’hui est très différent d’y il a 50 ans, il n’y a plus de soliste qui chaque jour rejoue son répertoire. Aujourd’hui on crée des projets, on réfléchit sur l’art et on créé des passerelles entre les arts et les personnes.

Si avant les maisons de disques et les agents avaient le pouvoir sur le paysage musical, aujourd’hui cela est revenu aux musiciens et aux chefs d’orchestre, mais aussi aux festivals, qui peuvent proposer au public un projet qui correspond à la dimension et au ressenti des musiciens qui les dirigent. Cela est extrêmement positif, car ça rajoute de la profondeur et de l’humain au monde musical d’aujourd’hui.


Quels sont les projets de La Ruée vers l’art ?
Nous faisons un spectacle qui évoque le Tour du monde en violoncelle, de l’Amérique du Sud à l’Asie, en passant par l’Europe de l’Est, mis en scène par Néry, un artiste aux multiples facettes qui sera également au festival OFF.

Nous allons ensuite tourner avec les Concerts de poche, dont le concept de musique de qualité et de proximité avec le public m’a beaucoup séduit.

Dans ce grand projet de l’année, dont la mise en scène évoque la relation entre la musique populaire et la musique d’auteur, nous nous concentrons aussi sur ce qui est esprit rythmique et harmonique. L’idée est que si on comprend profondément la musique populaire on pourra mieux comprendre la musique d’auteur car elle vient de là.

 

Et vos projets personnels ?
Je vais sortir un disque avec un Concerto pour violoncelle de Connesson, dont l’œuvre est sublime et suscite l’enthousiasme du public.
C’est une sorte d’opéra pour violoncelle, où l’instrument devient un personnage.

Le 21 octobre je ferai un concert solo à l’Amphithéâtre de l’Opéra Bastille où je jouerai la Sonate de Kodály, un monument de la musique pour violoncelle, et je créerai une pièce pour violoncelle seul de Connesson.
C’est un vrai plaisir de jouer ces deux oeuvres de Connesson, car elles sont extrêmement réussies et m’ont conquis dès la première lecture. Je suis convaincu qu’elles rentreront au répertoire.

 


En savoir plus : www.lesvacancesdemonsieurhaydn.com

 

Parallèlement à sa formation en chant lyrique, Cinzia Rota fréquente l'Académie des Beaux-Arts puis se spécialise en communication du patrimoine culturel à l'École polytechnique de Milan. En 2014 elle fonde Classicagenda, afin de promouvoir la musique classique et l'ouvrir à de nouveaux publics. Elle est membre de la Presse Musicale Internationale.

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