Sir Roger Norrington © Manfred Esser
Sir Roger Norrington © Manfred Esser

Printemps des Arts de Monte-Carlo : d’Adam de la Halle à Mozart, la musique ancienne à l’honneur

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« Le printemps, c’est l’époque des projets et des plans », déclarait Tolstoï dans Anna Karénine. La programmation ambitieuse du Festival du Printemps des Arts de Monte-Carlo le démontre une fois de plus en 2018 dans ses nombreuses thématiques, y compris la musique ancienne.

Nous nous en étions déjà émerveillés l’an dernier, quand nous avions eu la chance d’entendre une nouvelle interprétation du Printemps, chef-d’œuvre de Claude Le Jeune (c.1530-1600) ainsi qu’un sublime programme autour des maîtres de la polyphonie franco-flamande du XVIème siècle.  Pour cette 34e édition du festival, le directeur Marc Monnet poursuit sa programmation innovatrice dont « l’idée fondamentale reste de faire découvrir l’étendue de la programmation entre le Xème et le XXIème siècle ».

Sa réussite dépend de plusieurs engagements. Premièrement, ne présenter que les meilleurs interprètes spécialisés dans le répertoire en question. Deuxièmement, construire des programmes autour d’œuvres insolites, souvent de grande envergure. Troisièmement, placer ces œuvres dans leur contexte historique au cours de captivantes « rencontres » entre le public et des spécialistes.

Par ailleurs, chaque concert commence par l’interprétation d’une courte œuvre solo de musique contemporaine. Cette pratique sert à la fois à accentuer la distance temporelle qui nous sépare de la musique ancienne et à nous rappeler que cette musique était souvent elle-même une musique d’avant-garde. Les jeunes talents qui ont ouverts ces deux concerts étaient, respectivement, le guitariste Nicolae-Oliver Bejan, élève du conservatoire municipal de Beausoleil, qui a joué l’énigmatique Frammento 2 (2001) de Yan Maresz, et le tromboniste David Bruchez-Lalli de l’Orchestre de la Tonhalle de Zurich qui a brillamment interprété la Sequenza V (1966) de Luciano Berio.  Déguisé en clown— car Berio avait composé cette œuvre en hommage au célèbre clown Grock (Charles Adrien Wettach, 1880-1959) — la  gestuelle théâtrale du tromboniste était aussi impressionnante que son jeu musical; une interprétation parfaite pour ce premier avril !

Le samedi 17 mars, lors du week-end inaugural du festival, l’ensemble italien Micrologus a interprété Le Jeu de Robin et Marion du trouvère Adam de la Halle (c. 1250-1306 ?). Composé vers 1282, ce Jeu figure dans les histoires de la musique comme étant la première œuvre dramatique profane chantée en vernaculaire (en l’occurrence, le dialecte picard médiéval) et accompagnée de musique instrumentale ; autrement dit, le premier « opéra ». Malgré sa notoriété, Le Jeu de Robin et Marion est rarement joué, et le faire revivre est un défi de taille, car les sources manuscrites sont multiples et chacune fragmentaire. De plus, l’utilisation des instruments n’est pas précisée dans la partition, et de toute façon il n’y a presque aucun instrument de musique conservé du XIIIème siècle pour servir de modèle.

Ensemble Micrologus © 2018 – Alain Hanel
Ensemble Micrologus © 2018 – Alain Hanel

Or, les musiciens de l’Ensemble Micrologus nous ont fait oublier ces soucis de reconstruction musicologique en interprétant l’œuvre comme s’ils l’avaient fraîchement composée eux-mêmes. La narration, déclamée en français moderne par Leah Stuttard – harpiste du groupe qui a également hypnotisé les auditeurs par ses interludes enchanteurs – permet de suivre l’intrigue des bergers amoureux, dérangés par l’arrivée d’un chevalier.  Les rôles principaux sont chantés avec vivacité par Simone Sorini (Robin), Patrizia Bovi (Marion) et Enea Sorini (Aubert). Tous les interprètes chantent, dansent et jouent une variété d’instruments : une vielle, une chalemie, des trompettes, des cornemuses, une flûte double… Le jeu de Micrologus fut si captivant que vers la fin du spectacle tout le public s’est joint aux musiciens pour entonner le refrain « Le sentele, le sentele,/Le sentele les le bos ! » (« Par le sentier, le sentier, Le sentier auprès du bois ! »).  Le fossé de huit siècles qui nous sépare d’Adam de la Halle s’est alors évaporé.

Pour le concert du dimanche de Pâques, 1er avril, Mozart était à l’honneur dans la salle Garnier de l’Opéra de Monte-Carlo.  Le chef d’orchestre Roger Norrington a dirigé l’Orchestra of the Age of Enlightenment, dans deux symphonies, la Symphonie n°33 en si bémol, K.319 et la Symphonie n°36 en ut majeur, dite « Linz », K. 425, et deux concertos pour cor de Mozart, interprétés sur cor naturel par l’excellent corniste Roger Montgomery, le Concerto pour cor n°1 en ré majeur, K. 412 (dont la numérotation est erronée, car c’est l’ultime concerto pour cor composé par Mozart), et le Concerto n°4 en mi bémol majeur, K. 495.  Cette programmation paraissait un peu rébarbative, car ces quatre œuvres sont très homogènes ; le concert aurait peut-être été plus captivant limité à un seul concerto pour cor, entouré de deux symphonies plus contrastées.

Orchestra of the Age of Enlightenment © 2018 – Alain Hanel
Orchestra of the Age of Enlightenment © 2018 – Alain Hanel

Ceci dit, Norrington et son orchestre ont exécutés ces œuvres magistralement avec une originalité et une finesse qui ne se sont pas démenties.  Comme toujours Norrington joue avec les tempi ; il a pris l’andante de la « Linz » exceptionnellement rapidement, et les menuets des deux symphonies au contraire très lentement.

A 84 ans, Norrington ne cultive plus l’image d’un chef d’orchestre autoritaire. Il s’assoit devant ses musiciens, dans un esprit de collaboration plutôt que de direction, se retournant souvent vers la salle, par exemple pour partager le plaisir d’une fin de mouvement pleine d’esprit.  Il rejette le style caricaturé des « baroqueux anglais » (qu’il avait aidé à mettre à la mode dans les années 1980) marqué par des fins de phrases coupées sèchement, en faveur d’un style plus chantant. Par exemple, dans le thème principal de l’allegro du premier mouvement de la « Linz », il demande aux premiers violons de caresser doucement les notes détachées en les prolongeant au maximum. Pour certaines parties des trios des deux menuets, il réduit les cordes à un seul musicien par partie, ce qui est justifié historiquement dans la notion baroque du « trio » (lorsque la texture orchestrale se réduit à trois musiciens), et donne par ailleurs une belle qualité intime à ces passages, contrastant avec le retour du menuet. En revanche, Norrington se délecte de laisser éclater la puissance rustique des cuivres naturels, ce qui rapproche son style du style de Harnoncourt.

Le corniste Roger Montgomery a montré toute la palette de couleurs possibles sur le cor naturel, diaboliquement difficile à jouer. Un peu hésitant dans le concerto n°4, il s’est montré plus extraverti et expressif dans le concerto n°1. Comme bis, Norrington et ses musiciens ont régalé le public avec une lecture follement bruyante du finale de la Sérénade « Posthorn » K. 320.

Nous saluons l’engagement de ce festival pour la musique du passé, qui ne se limite pas à des concerts légers. Marc Monnet et ses collaborateurs nous font regretter que le printemps n’arrive qu’une fois par an !

 


Concert du 17 mars 2018

Yan Maresz/ Frammento 2 (2001)

Nicolae-Oliver Bejan, guitare

Adam de la Halle / Le jeu de Robin et Marion

Ensemble Micrologus
Patrizia Bovi, chant (Marion), harpe, trompette en sol
Gabriele Russo, vielle, trompette en fa
Goffredo Degli Esposti, chalemie, flûte et tambourin, flûte traversière, flûte double, cornemuse
Simone Sorini, chant (Robin, Duplum), guitare, cymbales
Enea Sorini, chant (Ténor, Chevalier et Baudon), tympanons médiévaux
Andres Montilla Acurero, chant (Triplum, Compaignie)
Matteo Nardella, cornemuse en sol, flûte, chalemie
Leah Stuttard, harpe

Concert du 1er avril 2018

Luciano Berio / Sequenza V pour trombone
David Bruchez-Lalli, trombone

Wolfgang Amadeus Mozart / Symphonie n°33 en si bémol, K.319
Concerto pour cor n°4 en mi bémol majeur, K. 495
Concerto pour cor n°1 en ré majeur, K. 412
Symphonie n°36 en ut majeur, dite « Linz », K. 425

Orchestra of the Age of Enlightenment

Roger Norrington, direction

Roger Montgomery, cor

 

Jacqueline Letzter et Robert Adelson, historienne de la littérature et musicologue, sont les auteurs de nombreux livres, dont Ecrire l'opéra au féminin (Symétrie, 2017), Autographes musicaux du XIXe siècle: L’album niçois du Comte de Cessole (Acadèmia Nissarda, 2020) et Erard: a Passion for the Piano (Oxford University Press, 2021). Ils contribuent à des chroniques de concerts dans le midi de la France.

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