Depuis le 10 octobre l’Opéra de Paris donne Don Carlos de Verdi dans sa version française en 5 actes de 1866, avec une distribution prometteuse : Sonya Yoncheva, Jonas Kaufmann, Ludovic Tézier, Elīna Garanča et Ildar Abdrazakov
Tout commence par un mariage arrangé : Élisabeth de Valois est promise à l’infant d’Espagne, afin de faire régner la paix sur leurs pays, en guerre depuis des décennies. N’ayant jamais vu sa promise, Don Carlos part pour la France pour la rencontrer en secret, se faisant passer par un membre de la délégation de l’ambassadeur espagnol.
C’est dans la forêt de Fontainebleau, qu’il la rencontre, vêtue d’une robe de mariée en selle à un cheval blanc. Le coup de foudre est immédiat et quand Carlos révèle sa vraie identité, Élisabeth est agréablement surprise. Les deux se réjouissent de leurs fiançailles. L’idylle est vite interrompue par l’annonce que le futur époux d’Élisabeth ne sera pas Carlos, mais son père Philippe II.
Le sacrifice féminin et le spectre de la mort
Le peuple rentre sur scène, pour se plaindre de ses dures conditions de vie (“Quand donc finira ta froidure, o sombre hiver ! Hélas ! Quand finira la guerre ?”). Il implore Élisabeth d’épouser le roi, afin de faire cesser la guerre.
Le chantage moral s’opère sur la jeune femme qui, prise par le sens de culpabilité, accepte un destin imposé : “Ô princesse, acceptez Philippe pour époux ! La paix ! Nous souffrons tant, ayez pitié de nous !”.
Comme dans Le Cheval et la Mariée de Niki de Saint Phalle, l’imaginaire de conte de fées est renversé et la fiancée joyeuse se retrouve prisonnière d’un mariage forcé. Bouleversés par ce changement inattendu, les deux amoureux se laissent aller au désespoir, que la présence de la foule ne fait qu’accentuer.
Une énième femme est donc sacrifiée pour le bien commun. Elle devient monnaie d’échange, marchandise, objet appartenant à quelqu’un. “Au roi Philippe II Henri vous a donnée !” dit Thibault, “Elle est à lui, grand dieu ! Je l’ai perdue !” dit plus tard Carlos.
Dans Le corps d’une reine, Sylvène Edouard écrit : “Élisabeth fut un objet de négociation et plus tard, un corps livré comme garant et incarnation de la nouvelle entente”. On a beau dire que son corps se fait idée, et qu’elle demeurera pour la postérité une “reine de la paix”, mais le présent n’est qu’une condamnation à mort, pour elle : “Plutôt que d’être reine et de porter cette chaîne, je veux descendre au tombeau”, tout comme pour Carlos : “L’heure fatale est sonnée !”.
Le spectre de la mort s’installe, pour y demeurer tout le long de l’opéra : Rodrigue se sacrifie pour sauver son ami Carlos, Élisabeth prend du poison, Carlos disparaît avec le spectre de Charles V, Eboli s’ensevelit au couvent, et le roi n’est plus qu’une marionnette dans les mains de l’Eglise.
Une religion hypocrite se dressant au dessus du pouvoir temporel
Un prisonnier est traîné violemment sur scène. Désarmé, l’homme est condamné à mort et finit sur le bûcher, dévoré par les flammes. C’est ainsi que Warlikowski nous rappelle que nous sommes en plein dans l’inquisition, où l’on juge et on assassine au nom de Dieu.
Si on est loin de la violence très graphique des corps suspendus au plafond du Don Carlo de Philippe Himmelmann, qui avait fait scandale à Berlin, on y retrouve le même état d’esprit, soulignant l’horreur de cette période sombre de l’histoire.
C’est l’impitoyable grand inquisiteur, tel un Saturne dévorant ses enfants, qui incarne ici le Mal absolu.
Se baladant calmement sur scène, ce personnage aux airs de mafieux régit la vie du peuple, mais aussi celle des souverains. Il n’hésite pas à inciter le roi à tuer son fils “La paix du monde vaut le sang d’un fils rebelle. […] Dieu, pour nous sauver tous, sacrifia le sien.”, et à le manipuler afin d’éliminer Rodrigo, qui menace son pouvoir : “Un homme ose saper l’édifice divin. […] L’esprit des novateurs chez vous déjà pénètre ! […] Rentrez dans le devoir ! […] Livrez-nous le marquis de Posa !”
Le pouvoir de l’église dépasse celui du roi, et le faible Philippe II “s’incline et se tait lorsque parle la foi” et admet ses limites : “Si la royauté nous donnait le pouvoir de lire au fond des cœurs où Dieu seul peut tout voir !”
Une esthétique visuelle fascinante
Bien qu’on se serait passé de la présence envahissante et superflue de la vidéo, la mise en scène de Krzysztof Warlikowski est inventive et rafraîchissante : le “site riant” est revisité en classe d’escrime, le cortège sur les marches de l’église avant l’autodafé devient un véritable tribunal d’inquisition et le cabinet du roi ressemble à un cinéma à domicile.
Au fur et à mesure des cinq actes toute la scène est exploitée, dans un jeu d’éléments s’emboîtant les uns dans les autres. Les boiseries massives contrastent avec les grilles légères, les grands surfaces laissent la place à des espaces plus restreints, et les lumières de Felice Ross dynamisent les décors minimalistes de Małgorzata Szczęśniak.
Très réussis les vêtements du chœur au troisième acte : on y retrouve des femmes enveloppées de tissus élégantes avec des chapeaux sur la tête, des hommes en uniformes militaires, des membres du clergé et des religieuses dans leurs costumes, le tout dans une belle panoplie de couleurs, qui contraste avec la cruauté de la mise à mort des hérétiques.
Côté direction d’acteurs, on remarquera la présence élégante des pages, des dames de compagnie et des servants. Au quatrième acte on observe une intéressante mise en abîme où une femme et un homme deviennent les indifférents spectateurs du chagrin du roi, l’une assise sur le lit de repos en train de fumer et l’autre début derrière elle.



Un plateau de rêve qui ne déçoit pas
Sous la direction de Philippe Jordan, l’orchestre de l’Opéra de Paris interprète la partition “française” de Verdi de manière intense et éloquente, en soulignant à la fois les drames intérieurs et les coups de théâtre, nous provoquant des frissons, comme pendant le beau trio de l’acte 3.
Le chœur est tout autant percutant, en particulier dans la scène où les députés des Flandres demandent la paix à leur roi et à leur émouvante imploration s’ajoute le chœur entier, dans un apogée saisissant.
Sonya Yoncheva nous délecte avec sa voix moelleuse et puissante à la fois, et interprète une Élisabeth assurée, qui contraste avec le Don Carlos timide et voué à l’introspection de Jonas Kaufmann. La touchante musicalité du ténor allemand, à l’incomparable timbre sombre, nous accompagne pendant le récit : son personnage évolue et sa voix s’épanouit. De jeune héritier insouciant et fragile, s’écroulant par terre dans les moments les plus dramatiques, il devient un homme engagé et courageux, qui se bat pour la cause des flamands et défie son père à plusieurs reprises :”O roi de meurtre et d’épouvante ! Cherche qui portera ta couronne sanglante quand ta dernière heure aura lui !”
Ludovic Tézier est un extraordinaire Marquis de Posa. Sa présence vocale est au même niveau que sa présence scénique, entre une technique irréprochable, un legato fluide et envoûtant, et un jeu naturel et éloquent, en particulier dans l’attendrissant duo avec Kaufmann “Au nom d’une amitié chère…”
Vêtue de noir parmi les escrimeuses en blanc, Elīna Garanča déploie sa belle voix sombre et brillante à la fois, dans la célèbre chanson du voile. Femme fatale à la sexualité ambiguë, son Eboli domine le plateau. Même une fois exilée, elle n’est pas vaincue et s’affirme une dernière fois en embrassant le roi sous les yeux de tous. Le souverain est incarné de manière très crédible par Ildar Abdrazakov. La grande musicalité de la basse et la sincérité de son interprétation rendent touchant ce roi violent, hypocrite — il accuse sa femme d’adultère quand c’est lui qui le commet — et lâche.
Si Eve-Maud Hubeaux est un Thibault très réussi, la vrai surprise c’est le grand inquisiteur de Dmitry Belosselskiy, dont la voix d’une profondeur invraisemblable nous laisse bouche bée.