Jérôme Granjon
Jérôme Granjon © DR

Fantaisies du Second Empire pour harmonium et piano, interview avec Jérôme Granjon

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Le pianiste Jérôme Granjon a sorti, aux côtés d’Emmanuel Pélaprat, un disque mêlant harmonium et piano. Il nous parle de ce duo original, de la Sonate d’Alfred Lefébure-Wely enregistrée en première mondiale, mais aussi de son prochain disque Schumann.

 

Comment vous est venue l’idée d’associer le piano à l’harmonium ?

En fait, quelques années en arrière, il y a eu une rencontre lorsque je jouais la Petite messe solennelle de Rossini sous la direction de Sir John Eliot Gardiner avec son Monteverdi Choir. Une oeuvre que j’aime énormément pour choeur, deux pianos et harmonium. Et là j’ai fait la connaissance de l’harmoniumiste Emmanuel Pélaprat avec qui j’ai eu des affinités musicales. Ma passion pour les instruments historiques, notamment les pianos forte, l’intéressait aussi. Et c’est lui qui m’a parlé des harmoniums d’art, à ne pas confondre avec ceux des églises, qui en sont vraiment les parents pauvres car il ne mettent pas réellement cet instrument en valeur. Ceux-là en sont la version “bon marché” et très simple. A la base c’est un instrument de salon, un orgue expressif, qui naît autour des années 1830 et atteindra son plein épanouissement avec des facteurs comme Debain et surtout Mustel pendant le Second Empire. Les salons étaient surtout dotés de pianos puis dans la seconde partie du XIXème, d’un harmonium. Ce dernier y occupait une place très importante avant de tomber en désuétude. C’était l’instrument romantique idéal : on pouvait tenir le son et en même temps faire des nuances. Avec la double expression, on différenciait les registres entre la main droite et la main gauche.

Emmanuel m’a donc fait découvrir le répertoire pour piano et harmonium, et parfois pour d’autres instruments. Il comprend des pièces originales et des transcriptions. On a ensuite abordé ces partitions sur piano historique car parfois il y a des problèmes d’accord entre pianos modernes et harmoniums, ces derniers étant souvent accordés un peu bas, à 438. Et les sons se marient mieux avec les pianos anciens et notamment entre les harmoniums Mustel et les pianos Erard. Cela fonctionne de manière évidente.

Fantaisies du Second Empire
Fantaisies du Second Empire

Comment avez-vous retrouvé la Sonate de Lefébure-Wely qui figure sur votre disque en première mondiale ?

En fait, c’est Emmanuel Pélaprat. Il avait lu des recensions de cette sonate dont la partition était perdue depuis environ 150 ans. Elles indiquaient qu’il s’agissait de l’une des oeuvres importantes du compositeur. Et par hasard, il l’a vue lors d’une vente aux enchères en ligne, et s’est précipité dessus. D’ailleurs on l’a jouée il y a deux ans aux premières rencontres mondiales de l’harmonium en Suisse et beaucoup de gens lorgnaient sur la partition !

 

Quelles sont les inspirations contenues dans cette Sonate ?

Dans le premier mouvement qui est probablement le plus important, c’est à l’évidence Chopin. Il y a une sorte de filiation, Lefébure-Wely tenait d’ailleurs l’orgue lors des obsèques de Chopin à la Madeleine. Dans le deuxième mouvement on a une aria très belle, opératique. Le troisième, on est assez proche du monde d’Offenbach, de l’opérette française.

 

Des difficultés particulières sont-elles apparues lors de l’interprétation avec l’harmonium ?

Il y a effectivement des problématiques pour être ensemble. Même si l’harmonium a de petits marteaux pour définir l’attaque, ce n’est pas du tout la même nature de son que le piano. Cette attaque n’est pas toujours très claire de la place du pianiste. L’harmonium a tendance à arriver un petit peu tard et le piano un peu tôt ! Suivant l’acoustique plus ou moins ample, ce n’est pas forcément facile. Par ailleurs lorsque l’on joue sur un piano moderne, celui-ci peut être moins sonore que l’harmonium, ce qui pose un problème d’équilibre.

 

Pour la pièce de Franck, Prélude, fugue et variation, on a souvent l’habitude de l’entendre dans sa version pour orgue. Quel éclairage apporte la version piano/harmonium ?

Cela change un peu son caractère, la pièce est moins solennelle et plus colorée. Elle chante peut-être plus naturellement et de manière plus souple. D’ailleurs on a essayé de se rapprocher des tempi que préconisait Franck, très allant. A l’orgue on a tendance à le jouer plus lent et solennel.

 

Et que pouvez-vous nous dire concernant les 6 duos de Saint-Saëns qui figurent aussi sur ce disque ?

Le 5ème mouvement est très mendelsohnnien. Il y a un talent pour le pastiche chez Saint-Saëns ! Puis Bach très fortement, par l’écriture fuguée, et le choral dans le 3ème mouvement. L’opéra, aussi, dans le 2ème, cela rappelle Samson et Dalila.

Vous allez consacrer un disque à Schumann qui sortira en mai. Quelles pièces avez-vous sélectionnées ?

Je suis parti d’une idée : l’Humoresque op. 20. Dans la 2ème pièce il y a une “voix intérieure” qui, selon les précisions, ne doit pas être jouée. Elle sonne par “sympathie” avec le reste de la texture mais n’est pas interprétée. Le pianiste conduit le discours avec cette ligne dont on a tous les échos dans la texture mais qui elle-même n’est pas écrite. On doit l’entendre intérieurement car c’est le chant. C’est un peu le fil conducteur de l’album. Et tout ça a un lien avec la figure de Clara Schumann, la voix intérieure et secrète. C’est ce lien qui les a unis contre vents et marées. Je me suis dit aussi que cette voix était une référence à Bach, à travers ce contrepoint. La voix intérieure est également une manière d’écrire pour le piano : un chant, au milieu, qui est comme enveloppé par l’accompagnement. Ce qui donne un caractère feutré, comme dans la pénombre.

Il y a également les Kreisleriana op.16 où je sens les voix intimes qui s’adressent à Clara, et la figure de Bach à travers la densité polyphonique. Elles sont composées à la même période que l’Humoresque, à la fin de la grande période pour piano.

J’ai aussi eu l’idée de mettre une des fugues de l’opus 72 de Schumann en postlude des Kreisleriana dans le cadre du parcours des tonalités et où la référence à Bach est encore une fois très présente. J’ai également inséré un Lied de Clara Schumann “Murmures secrets ici et là”. Cela prolonge l’idée d’avoir une voix sur le disque. On retrouvera aussi la deuxième Romance.

 

Vous avez reçu les conseils de Maria João Pires, pouvez-vous nous parler de votre relation avec elle ?

C’est quelqu’un de très important dans mon parcours. Je l’ai rencontrée lorsque j’étais enfant. Elle s’est vraiment intéressée à moi, elle m’a fait jouer et par la suite j’ai joué avec elle. Ensuite on s’est un peu perdu de vue puis elle a monté le projet Belgais au Portugal. Elle m’a alors contacté pour que je le fasse avec elle et j’ai été son assistant à la direction artistique de 2000 à 2004. J’ai également enseigné à ses côtés.

Surtout, le coeur de Belgais était la conception de rencontres artistiques mêlant la musique à d’autres formes : théâtre, littérature, cinéma, danse… Un vrai bouillon de cultures qui me nourrit encore aujourd’hui !

 


Le site du pianiste

Le disque sur le site des Editions Hortus

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