La forza del destino au Dutch National Opera & Ballet © DR
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La forza del destino : soap-opéra du XVIIIème

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La forza del destino de Verdi était présenté à l’Opéra d’Amsterdam, dans une mise en scène de Christof Loy, avec dans les rôles titre Eva-Maria Westbroek (Leonora), Franco Vassallo (Carlo) et Roberto Aronica (Alvaro).

 

Assis dans les larges et confortables fauteuils de l’Opéra national d’Amsterdam, on attend la célèbre et puissante ouverture.
Tout commence dans l’élégant salon du Marquis de Calatrava, où trois enfants jouent autour d’une grande table en bois. On y retrouve une fille plutôt extravertie (Leonora), dont l’élan est immédiatement coupé par son frère aîné (Carlo) et un deuxième garçon, plus réservé.
Dans un jeu de montée et de levée de rideau, signifiant le temps qui passe, on voit les enfants grandir et des dynamiques dysfonctionnelles s’installer : des domestiques substituts-parentaux, l’emprise de l’aîné sur ses frères et une volonté paternelle incontestable. Puis la première tragédie frappe la famille : le cadet s’étouffe dans les bras de sa sœur et meurt.

Le rajout de cet épisode, inexistant dans le livret, créé un nouveau drame dans le drame, pendant que la musique de Verdi nous rappelle que le vrai protagoniste de l’opéra est le destin.
Inexorable, il submergera tous les personnages, un par un, sans pitié aucune : le marquis de Calatrava sera tué par accident par l’amant de sa fille, son fils cherchera aveuglément à le venger, en en faisant le but de sa vie, sa fille sera anéantie par la culpabilité, et Alvaro, qui aura cru trouver la paix en devenant moine, sera rattrapé par la fatalité. “La haine et la soif de vengeance m’ont indiqué le chemin du cloître où tu t’étais caché ! Il n’y aura ici personne pour nous séparer ; ton sang, ton sang seul peut laver l’outrage qui a souillé mon honneur : et je le verserai jusqu’à la dernière goutte, je le jure devant Dieu..” dit Carlo, comme s’il définissait l’archétype de l'”ennemi juré”.

La forza del destino au Dutch National Opera & Ballet © DR
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L’élégante et versatile mise en scène de Christof Loy — minimaliste telle sa précédente Khovanshchina donné à l’Opéra d’Amsterdam en 2016 — surplombe les personnages, comme pour leur rappeler leur petitesse par rapport à Dieu (et au destin) “Destin cruel, comme tu te joues de moi !” dit Alvaro au quatrième acte.
Les proportions démesurées des décors imaginés par Christian Smith, fonctionnent très bien, que ce soit dans la maison des Calatrava, où les enfants se retrouvent souvent seuls avec les domestiques, dans la locanda, où les fêtards sont rappelés à l’ordre par Melitone, dans l’église, lieu imposant rappelant la puissance divine, ou encore dans le théâtre de guerre du deuxièmes acte, ou les hommes se retrouvent perdus, face aux atrocités de la guerre.
Les transitions entre les scènes ont été intelligemment pensées : juste après la mort du Marquis, une foule rentre dans la maison des Calatrava, et cela rend le désespoir de Leonora encore plus douloureux et insensé, puis le rideau se ferme et se réouvre sur la même disposition en arrêt sur image, sauf que cette fois on est à la taverne et les rôles sont inversés, la foule est protagoniste tandis que Leonora essaye de ne pas attirer l’attention, déguisée en homme.
On retrouve également des beaux effets de lumière, par Olaf Winter, comme quand Carlo raconte son histoire, en illuminant la scène avec une lampe portable.

Eva-Maria Westbroek se cale parfaitement dans le rôle de Leonora, en nous montrant par ses regards et ses gestes, la complexité psychologique du personnage, pendant que sa voix remplit l’espace. On remarquera la véhémence de son “Qui ose profaner ce saint lieu ? Malédiction !… Malédiction !…”, souligné par la violence foudroyante des percussions.
De son côté, Roberto Aronica est un convaincant Alvaro, dont le timbre nous séduit, malgré des aigus un peu tremblants, pendant que Franco Vassallo interprète un Carlo alcoolique, dont l’air “Urna fatale…È salvo, o gioia” est tellement touchant, que l’on éprouve de l’empathie pour lui. James Creswell (le marquis), Vitalij Kowaljov (Padre Guardiano) et Alessandro Corbelli (Fra Melitone), assurent des personnages secondaires crédibles et efficaces.

Mais la figure la plus intéressante et dynamique est la Preziosilla de Veronica Simeoni, qui fait son apparition en sautant sur une table, pétillante et aguichante, se démarquant par un style masculin et féminin à la fois : cheveux courts teints en rouge vif et un costard de la même couleur. Elle n’est plus gitane, mais leader, elle est lucide et a tout sous contrôle. Même quand on la retrouve vieillie et dévastée par la guerre, elle ne passe pas inaperçue.
On remarquera la splendide scène de groupe où, habillée en odalisque, elle danse entourée d’hommes, telle Marilyn Monroe dans Les hommes préfèrent les blondes, dans une chorégraphie très réussie et entraînante.
Ses pas de danse, sa démarche assurée et son regard communicatif, font de ce personnage secondaire la star de la soirée.

Preziosilla rajoute donc de la couleur et de la modernité à un (soap)opéra auquel le public du XXI siècle n’accroche pas, ou au moins pas de la manière dont le compositeur aurait voulu, nonobstant la qualité de la distribution et de la direction d’orchestre de Michele Mariotti. Cette production demeure une succession de scènes d’un très stéréotypé drame à l’italienne.

La forza del destino au Dutch National Opera & Ballet © DR
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La musique de Verdi est indéniablement saisissante, entre le tournoyant motif du destin, qui revient régulièrement, réinventé et transformé, tantôt à la voix, tantôt à l’orchestre, sans perdre en puissance, et des airs à couper le souffle (“La vergine degli angeli”, “Morir! Tremenda cosa!” “Pace, pace mio Dio”), mais la complexité de l’intrigue, son déroulement sur plusieurs années et le manque d’unité de lieu, n’aident pas à rentrer dans l’histoire.

À tout cela se rajoute le fait que des scènes supposées être sérieuses suscitent plutôt l’hilarité du public.
Comme quand Leonora attend Alvaro pour s’enfuir avec lui, et l’homme fait son entrée en sautant par la fenêtre, de manière plus ridicule qu’héroïque, pour ensuite enchaîner sur une déraisonnable scène de jalousie. Ou quand, plus tard, on entend des bruits dans le couloir et, au lieu de se presser, les amoureux perdent du temps à se dire qu’il faut partir et se font démasquer, ce qui rappelle inévitablement le trio “Zitti, zitti, piano, piano,” du barbier de Séville, qui par contre cherchait l’effet inverse.

On sort donc de la salle, joyeux malgré le drame, et, transportés par la vitalité de Preziosilla, nous nous surprenons à chantonner “Viva la guerra”, en appréciant le calme du centre ville d’Amsterdam, que les voitures viennent rarement perturber.

Parallèlement à sa formation en chant lyrique, Cinzia Rota fréquente l'Académie des Beaux-Arts puis se spécialise en communication du patrimoine culturel à l'École polytechnique de Milan. En 2014 elle fonde Classicagenda, afin de promouvoir la musique classique et l'ouvrir à de nouveaux publics. Elle est membre de la Presse Musicale Internationale.

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