A l’occasion du festival Pavia Barocca, Giulio Prandi, directeur artistique et chef de l’ensemble Ghislieri Choir & Consort, nous parle de ses choix artistiques, de ses projets de résidence et de l’intégration de la musique dans le milieu universitaire italien.
Quel est l’esprit de cette cinquième édition de Pavia Barocca ?
Pavia Barocca, le seul festival de musique ancienne de la province, a pour but de défendre la recherche artistique et les chefs-d’œuvre du passé.
Cette édition est très importante car, pour la première fois, tous les projets ont été élaborés dans une démarche de collaboration internationale, avec notamment les festivals Haendel de Göttingen et Monteverdi de Crémone, le Centre Culturel d’Ambronay, ou encore d’autres ensembles comme les Turchini d’Antonio Florio.
Le programme de cette année comprend deux cantates sacrées de Haendel écrites à Rome et dédiées à la Vierge : « Donna, che in ciel di tanta luce splendi » et « Ah! Che troppo ineguali », et sur le même thème, le Stabat Mater d’Emanuele Rincón Barone d’Astorga. Puis des œuvres de Francesco Durante et des concerts-recherche comme la Passione de Gaetano Veneziano par i Turchini, en collaboration avec des chanteurs de l’ensemble Ghislieri.
Toujours dans le cadre d’une coproduction européenne, avec le réseau OudeMuziek d’Utrecht, Philippe Herreweghe et le Collegium Vocale Gent présentent au festival Le sixième livre des madrigaux de Carlo Gesualdo, pendant qu’Emma Kirby et Jakob Lindberg nous offrent un programme pour voix et luth entre Shakespeare et Dowland.
La recherche et les jeunes sont également au cœur de cette saison avec les lauréats de l’académie européenne d’Ambronay qui, après une résidence au Collegio Ghislieri, donneront un concert sous la baguette du chef d’orchestre et violoniste Enrico Onofri.
Notre ambition est de devenir un centre de création et de diffusion et de continuer à diffuser en Europe des projets créés à Pavia.
Cette année vous mettez à l’honneur Naples qui, au XVIIe siècle, était au cœur de la culture européenne. Comment les compositeurs napolitains ont-ils contribué à cette vivacité intellectuelle ?
Au XVIIe siècle, Naples était un centre de rayonnement international, étape incontournable du Grand Tour, et foisonnait d’artistes et d’intellectuels.
Grace à la demande de ses cent cinquante chapelles, la ville italienne avait une immense activité musicale ; beaucoup de compositeurs allaient étudier dans ses quatre conservatoires et auprès de grands maîtres comme Francesco Provenzale.
L’idée était de rendre justice à cette école napolitaine, dont le concept a été nié pendant plusieurs années par la musicologie. Avec l’aide du musicologue Dinko Fabris, nous avons donc créé un fil rouge entre Carlo Gesualdo, qui au XVIIe était le modèle idéal de la musique sacrée et profane et dont l’œuvre eut beaucoup d’influence en Europe, à Lisbonne comme à Malte, et d’autres compositeurs comme Gaetano Veneziano, Leonardo Leo, Francesco Durante, Giovanni Battista Pergolesi…
Cette période florissante s’acheva au XVIIIe, quand les Espagnols quittèrent Naples et que les chapelles commencèrent à fermer.



L’ensemble Ghislieri, que vous dirigez, a ouvert le festival avec un programme Leo, Durante et Pergolesi. Comment avez-vous élaboré ce programme ?
Ils s’agit de trois compositeurs du XVIIe, contemporains, qui ont écrit ces œuvres à Naples au même temps.
L’idée était de faire un parcours de « style dans le style », de montrer le panorama des différents styles présents à Naples à l’époque.
L’individualité du style est arrivée bien plus tardivement : il y avait à l’époque beaucoup de styles et d’écoles auxquels pouvait se rattacher chaque compositeur.
Leo, par exemple, est un compositeur totalement moderne, mais ses plus belles pages (et les plus intéressantes) sont celles qui relèvent d’un style ancien, comme dans Le pange lingua (inédit) où l’on sent tout de même le génie d’un innovateur de son temps. La messe en ut de Durante se situe entre le contrepoint et la déclamation rythmique et, dans la version élaborée par Bach, on perçoit un mélange d’innovation et tradition illuminée par la modernité de Bach. Pour finir, Pergolèse, le plus jeune des trois, nous montre un style encore différent qui ouvre les portes de la modernité.
Le festival inclut un intéressant parallèle entre deux œuvres intérieures et spirituelles : le Requiem de Fauré et la Messa dei Poveri d’Edoardo Farina. Pourriez-vous nous parler de cette œuvre et de ce compositeur de Pavie, qui fut élève de Bruno Bettinelli ?
Tous les ans nous faisons un concert à faveur de PaviAIL, une association pour la lutte contre la leucémie.
C’est un concert de développement culturel, hors abonnement, avec notre chœur amateur étudiant.
Edoardo Farina est un des premiers grands clavecinistes italiens et le pionnier de la musique ancienne en Italie qui, ne se reconnaissant pas dans l’avant-garde italienne des années 60, a abandonné la composition.
Très personnel et novateur – on retrouve dans son écriture un mariage entre la musique et le texte et une déclamation presque parlée, qui peut paraître libre – Farina est un compositeur très français. Dans sa Messa dei poveri on retrouve l’école française de l’époque, du Satie (mais aussi du Stravinsky), et c’est pour cela qu’on l’a associé au Requiem de Fauré, qui sera chanté en mémoire du professeur Carlo Bernasconi par ses élèves.
Ce dernier concert est effectivement interprété par le chœur universitaire du Collegio Ghislieri. Quel est le rapport entre votre ensemble professionnel et cet ensemble amateur ?
Le chœur amateur naît du projet de franchir la barrière entre amateurs et professionnels.
Le chanteurs de l’Ensemble Ghislieri encadrent les étudiants et les aident dans leur compréhension de la musique.
C’est un plaisir de voir que malgré leurs leurs limites techniques, ces jeunes brillants et intelligents vont répondre au-delà des attentes et chanter très bien en concert.
Même s’ils ne seront pas des professionnels, ces jeunes qui étudient la médecine ou l’ingénierie, et qui un jour seront des « decision makers », auront compris tout le travail qu’il y a derrière une production, les difficultés et les émotions.
C’est un choix peut-être risqué mais c’est avant tout une façon d’instiller la passion pour la musique, afin de renouveler le public.
Il y a même des exceptions : une jeune fille est passée du chœur amateur au chœur professionnel…
Parfois, après les études et les stages chez nous, certains étudiants trouvent leur voie et sont intégrés dans chœur professionnel. Cette jeune fille était si passionnée qu’elle a décidé d’étudier le chant et, comme il y a eu une défection, elle a eu la chance d’être auditionnée. Comme on a l’occasion de faire des concerts chez nous à Pavie, on en profite pour créer des opportunités pour les jeunes.
Vous êtes un “Ghislerien”, qu’est-ce que cela vous a apporté professionnellement et humainement ?
Le Collegio Ghislieri est un lieu d’excellence très exigeant envers ses étudiants.
J’ai eu mon master en mathématiques tout en travaillant comme musicien, pendant que je terminais mes études au Conservatoire de Milan.
Nous avons un mot d’ordre qui m’a donné beaucoup d’énergie et m’a permis de croire en mes moyens et en moi-même : « Sapientia cum probitate morum coniuncta humanae mentis perfectio » (La conjugaison de la sagesse et de la probité des mœurs est la perfection de l’esprit humain). L’idée est que l’on doit user de son bon sens tout en étant juste et transparent, et dans ma démarche musicale comme dans la gestion de Ghislieri Musica, je trouve que c’est essentiel.
Le Ghislieri n’hésite pas à aider ses meilleurs élèves : mon potentiel a été reconnu et j’ai pu développer un projet musical, qui au début était un programme de chant amateur pour les étudiants. Ce fut l’occasion de ma vie. Nous avons commencé en 2002 avec un chœur amateur qui a commencé à travailler la technique vocale et à étudier la musique ; nous avons ensuite créé un chœur de chambre (c’étaient les débuts du Ghislieri Choir) puis, finalement, la structure actuelle.
En 2014, la musique est entrée dans les objectifs statutaires de l’université. C’est exceptionnel, car la musique ne fait malheureusement pas partie du monde universitaire italien. L’ensemble Ghislieri et moi, nous avons grandi ensemble, en partageant un projet et une vision, grâce à l’aide du collège qui nous a soutenus et obligés a croire en nous-même.