“Mon âme est un oiseau exilé,
Battu par le vent, les ailes déchirées.
La tempête hurle au-dessus de ma tête,
Et mon chemin est infini et sans rivage.
Tu es un rêve dans le ciel pur,
Lumineux, doux et tendre.
Mon rêve radieux, sacré et inaccessible,
Une petite étoile, infiniment lointaine.
Ah, regarde-moi rien qu’une seule fois,
De tes yeux calmes et profonds.
Dans la mer de ton regard, pour un instant,
Laisse-moi demeurer dans la passion de mon cœur.
Mon âme est un oiseau blessé,
Privé de nid, de sommeil, de repos.
La tempête hurle au-dessus de ma tête,
Et mon chemin est noir, sombre et perdu…”
Mon âme, Avetik Isahakyan
A l’occasion de la sortie de son nouvel enregistrement “Tigran Mansurian. Songs and instrumental music”, nous avons rencontré la soprano Mariam Sarkissian
Après avoir travaillé dans l’Opéra, vous vous êtes réorientée vers la musique de chambre. Qu’est-ce qui vous attire vers ce répertoire ?
La musique de chambre a été mon premier vecteur de prédilection qu’un événement m’a involontairement restitué : il y a quelques années, j’ai été victime d’un grave accident de voiture. Je m’en suis sortie et reconstruite vocalement, mais depuis, je suis fragile et limitée dans les mouvements, ce qui m’empêche de fonctionner à l’opéra. Aujourd’hui, je mets cette expérience de reconstruction technique au service de me élèves – chanteurs d’opéra.
Dans mon enfance, j’ai eu la chance de côtoyer les grands musiciens instrumentistes, tels que Sviatoslav Richter, Nina Dorliak et Mstislav Rostropovitch, qui, comme la grande chambriste et rossinienne Zara Dolukhanova, mon premier professeur de chant, mettaient la musique de chambre vocale et instrumentale au-dessus de toutes les autres disciplines. Après avoir été flûtiste, j’ai débarqué dans le domaine du chant lyrique en voulant faire de la musique de chambre, mais c’était à une époque où l’opéra était, depuis déjà bien longtemps, le seul domaine possible pour un chanteur lyrique professionnel.
Vous avez en effet élaboré une démarche très particulière dans ce domaine, pourriez-vous nous en parler ?
Depuis quelques années, je recherche et j’enregistre les œuvres de qualité de compositeurs du XIXème siècle ou contemporains. Il s’agit de projets où je suis l’interprète, mais dont j’assure aussi la direction artistique et je m’occupe de tout, de l’enregistrement jusqu’au choix de la couverture du CD. J’organise ces enregistrements en Russie ou en Arménie, ensuite, je les propose aux labels Européens. Tous ces projets comportent des premières mondiales – avant d’être enregistrés par moi et mes amis, ces œuvres n’existent qu’en partition, et pour le monde d’aujourd’hui, c’est comme si elles n’existaient pas du tout. Toutes les œuvres que je choisi sont d’une valeur objective, qu’elle soit historique, esthétique ou mélodique, confirmée par les meilleurs musicologues que je consulte régulièrement, et ensuite – par les critiques. Je pense que toute la musique non enregistrée le sera un jour – j’ai la chance de découvrir encore dans la musique de chambre du XIXème siècle de vrais bijoux, contrairement à la musique baroque, qu’on continue à enregistrer, mais où il n’en reste, de toute apparence, que très peu d’œuvres de qualité.
Ainsi, en 2015, j’ai édité chez Brillant Classics l’album “Armenian Composers : Art Songs and Piano Music by Melikian, Mansurian and Avenesov”, un enregistrement dédié aux victimes du génocide arménien, dont c’était le centenaire. Après le succès de cet album, j’ai pu choisir les œuvres pour le prochain – consacré cette fois-ci entièrement à Tigran Mansurian. Ma prochaine collaboration avec « Brilliant » sera très différente des précédentes : ce sera un album entièrement dédié à la musique de chambre de Jacques Offenbach, inédite dans la plupart, que nous avons enregistré en Arménie avec la soprano Fanny Crouet et Daniel Propper au piano, avec des interventions de Julian Milkis à la clarinette et Levon Arakelyan au violoncelle.
Le CD Mansurian fait donc partie de ma démarche chambriste « recherche et découverte », dont c’est le septième projet réalisé.



Quelle est la place de la musique de chambre aujourd’hui en France, à votre avis ? Et quelle y est la place du musicien ?
On peut dire que depuis la seconde moitié du XIXème siècle, la musique de chambre est sortie du domaine privé pour aller dans les salles de concert. On a voulu faire croire, pour de différentes raisons, qu’elle pouvait être grand public, mais elle y a survécu plus ou moins dignement seulement une centaine d’année, puis s’est cachée à nouveau dans le domaine privé. Le seul domaine lyrique toujours, bien heureusement, d’actualité aujourd’hui et celui de l’opéra, basé sur le théâtre, la musique de chambre vocale étant basée sur la poésie, mon grand amour.
Aujourd’hui, en tant que chanteuse chambriste, je ne fonctionne quasiment qu’en privé, faisant seulement quelques concerts et festivals publics et en “communiquant” avec les amateurs de musique de chambre vocale, la presse et le monde professionnel à travers mes disques. Ce n’est pas seulement dû au fait qu’il y ait très peu de festivals de qualité, où la musique de chambre vocale est accueillie au « rang » de l’instrumentale, ce qui devrait être le cas dans ce domaine, ou de rémunération de plus en plus improbable, ou encore au fait qu’il y ait de plus en plus de « virtuel » et de moins en moins de « vivant », mais surtout au fait que je mets le plaisir dans ce que je fais au-dessus des autres critères : je n’interprète que ce que je veux, avec qui je veux.
Ce fonctionnement est adopté par quelques autres instrumentistes solistes et chambristes du monde professionnel. On peut s’assurer cette « liberté » grâce à l’enseignement, à condition bien sûr de ne pas avoir de dépendance liée à la scène, qui est pour moi personnellement une conséquence possible mais pas indispensable – c’est un plaisir parmi d’autres, et je ne me sens pas accepter les compromis esthétiques ou personnels qui y sont liés. Que ce soit dans le cadre d’un concert, un enregistrement ou un déchiffrage entre amis, il y a plusieurs types d’interactions possibles, associés à la pratique de la musique de chambre vocale en général. Cela va de la découverte de l’histoire de l’œuvre poétique et de ses jeux sémantiques et sémiotiques avec l’œuvre musicale qu’il a inspiré, jusqu’à la recherche de couleurs et la première reconnaissance des citations musicales. Pour moi c’est “ars gratia artis” (art pour l’art). Le jeu des perles de verre pour le plaisir.
Quelles œuvres de Mansurian avez-vous choisi pour cet enregistrement ?
L’enregistrement qui vient de sortir comprend le premier enregistrement du cycle vocal Canti Paralleli, composé en 2012. C’est une œuvre très intime pour le compositeur. Né au Liban, enfant, il avait été obligé de quitter la cosmopolite ville de Beyrouth pour l’Arménie soviétique – il parle de cet événement comme d’un traumatisme déterminant de son œuvre entière. On retrouve cette profonde nostalgie dans les vers de poètes arméniens Baghdasar Dpir, Eghishe Charents, Avetik Isahakyan et Vahan Teryan, qu’il a choisi pour ce cycle, dont on comprend la double profondeur lorsqu’on découvre que Mansurian l’a dédié à la mémoire de sa femme. On peut dire que c’est son cycle « L’amour et la vie d’un homme ».
Les deux autres pièces, Postludia et un Agnus Dei, dédiées à son ami, le grand violoniste Oleg Kagan, ont aussi été enregistrées ici pour la première fois. Le quatuor Agnus Dei, composé en 2006, a le même effectif que le Quatuor pour la fin du temps de Messiaen. Il est régulièrement joué partout dans le monde, contrairement à Postludia pour clarinette, violoncelle et orchestre de chambre, qui n’avait pas été repris depuis sa création en 1992, et que Mansurian a restitué à ma demande spécialement pour ce disque.
Qu’est-ce que Tigran Mansourian représente pour vous ?
Mansurian est l’un des plus grands représentants de la culture arménienne contemporaine. En ce qui me concerne, j’aime beaucoup les œuvres qu’il a composées dans les années soixante : j’ai précédemment enregistré, toujours en première mondiale, le cycle vocal sur des vers de Nahapet Kutchak – l’œuvre qui a permis à Mansurian de remporter le grand prix du concours national de composition de l’URSS en 1967, ainsi que le magnifique cycle sur des vers de Federico García Lorca, composé l’année d’avant. C’est une esthétique très différente de celle qu’il défend aujourd’hui, mais la mutation de son œuvre me parait intéressante, on pourrait la comparer à celle de Valentyn Sylvestrov.



L’avantage de travailler sur de la musique contemporaine est que l’on peut effectivement solliciter ou collaborer directement avec le compositeur, ce qui a été votre cas…
Oui, Mansurian a été le directeur artistique sur ce projet et nous avons donc eu la chance de pouvoir travailler avec lui et de suivre ses indications. Il pousse les artistes vers leurs limites, vers le dépassement de soi. Dans sa musique, on joue beaucoup avec les sons plats et le vibrato, ou encore des quarts de ton, mais il y rajoute aussi des effets typiques de la musique traditionnelle arménienne, comme celui du duduk – un glissando d’un quart de ton, qu’on appelle par « sucrer le son », ou encore des effets liés à la sémantique qui viennent nourrir toute sa musique et c’est très réussi.
J’ai littéralement vieilli d’au moins trente ans pendant la préparation et l’enregistrement de ce cycle. Mansurian revivait chaque parole et chaque nuance avec nous. Ses sentiments douloureux et torturés sont présents dans la majeure partie de son œuvre – l’esprit qu’on retrouve souvent dans la musique arménienne en général. Dans certaines mélodies, il fallait imiter la voix d’une personne âgée, désespérée et affaiblie par la souffrance, en jouant avec les nuances extrêmes, le vibrato et les différentes couleurs, exigées par Mansurian. Il n’y a qu’un seul vrai « éclairci » dans tout le cycle, c’est la mélodie « Le cygne blanc », où il m’a demandé de commencer et de terminer avec une voix d’enfant de chœur.
Comment avez-vous choisi l’équipe qui vous entoure pour ce disque ?
Je réalise tous mes enregistrements avec des amis avec qui je me produis régulièrement dans de différents programmes. Ce sont toujours les personnes avec qui j’aime être et partager le plaisir de la musique de chambre – il ne doit pas y avoir d’autres vecteurs possibles. Nous avons réalisé l’album Mansurian avec la pianiste Daria Ulantseva, le clarinettiste Julian Milkis, le violoniste Anton Martynov et le violoncelliste Alexandre Rudin, qui dirige un excellent orchestre de chambre Musica Viva à Moscou. Je retrouverai ces personnes la saison prochaine dans différents programmes et coins du monde.
Quels sont vos autres projets ?
Toujours grâce et à cause de mon accident, en m’étant reconstruite vocalement toute seule, j’ai développé mon enseignement de technique vocale en élaborant une méthode d’apprentissage innovante que je pratique ces dernières années et qui va être publiée prochainement. Cette méthode ne se limite pas qu’aux chanteurs d’opéra, qui constituent la majeure partie de mes élèves. Elle est basée sur les outils des écoles belcantistes et des sciences cognitives, et porte le nom du « Triangle de l’équilibre ©».