Sur la route d’Astor Piazzolla, rencontre avec Gustavo Beytelmann, Oscar et Claudio Bohórquez

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A l’occasion de l’année du centenaire de la naissance d’Astor Piazzolla, nous avons rencontré le Patagonia Express Trio, composé de Oscar et Claudio Bohórquez et du pianiste et compositeur Gustavo Beytelmann, qui en 1977 joua avec Piazzolla lors de sa tournée européenne. Dans leur album « Piazzolla Ruta 100 » (Piazzolla Route 100), qui rend hommage au légendaire compositeur argentin, des oeuvres telles que « Las Cuatro Estaciones Porteñas », arrangées pour piano, violon et violoncelle, alternent avec des compositions de Beytelmann, dont Ofrenda, écrite en mémoire de Piazzolla.

 

Comment vous êtes-vous rencontrés ?

Oscar : La première fois que j’ai entendu parler de Gustavo c’était bien avant notre rencontre, entre 2004 et 2008 j’ai fait des études à Vienne et j’ai pris des cours de tango avec Pablo Veron.

Un jour dans une milonga j’ai proposé de jouer du tango et j’ai choisi des études pour violon solo de Piazzolla.
Après m’avoir écouté, Pablo m’a suggéré de rencontrer Gustavo, qui était la référence dans le tango d’aujourd’hui.
Je n’avais pas son contact, mais j’ai retenu son nom et le jour où je suis allé écouter Ezio Bosso en concert au Southbank centre à Londres, j’ai rencontré Gustavo.

Gustavo, je te laisse raconter le reste…

Gustavo : Ce jour-là, j’étais allé écouter un ami qui faisait une création et là j’ai rencontré Oscar. En deux minutes on a su qu’on allait devenir amis. Le temps nous a donné plutôt raison, car après on ne s’est plus quittés et Oscar est venu vivre à Paris, ce qui nous a donné l’occasion de se voir.

Claudio : Nous nous sommes rencontrés par le biais d’Oscar et ainsi nous avons décidé de faire un peu de route ensemble avec la musique de Rio de la Plata : on a eu le projet d’enregistrer et nous voilà dans une belle aventure qui est le Patagonia express.

Le tango remonte à notre enfance, lorsque nos grands-parents en jouaient à la maison. Plus tard, quand nous étions étudiants, nous avons commencé à danser le tango et nous avons découvert que c’était une expérience merveilleuse de synchroniser l’écoute et le mouvement avec la musique. Quand Oscar m’a dit qu’il fallait que je rencontre Gustavo, j’étais très curieux. Nous nous sommes rencontrés et à l’instant, après nous être dit bonjour et avoir joué quelques notes ensemble, nous avons eu l’impression d’avoir joué toute notre vie ensemble. Nous sommes heureux de nous sentir si proches de Gustavo et de Piazzolla lui-même et de contribuer à son centenaire.

Dans notre enregistrement, pour moi, en tant que violoncelliste, c’est le Grand Tango qui ressort particulièrement, car il est lié à Rostropovitch, que j’ai eu la chance de rencontrer. Il était tellement extraordinaire que de nombreux compositeurs ont écrit pour lui, tel Piazzolla.

Cette année on fête le centenaire de la naissance de Piazzolla, comment avez-vous imaginé cet album qui lui est consacré ?

Oscar : Nous avons essayé de trouver de la musique qui nous convenait par affinité. Dans l’album il y a aussi Caravan de Duke Ellington, Claudio a eu la bonne idée d’ajouter une pièce qui faisait partie de l’univers sonore du jeune Piazzolla des années 50, dans les rues de Little Italy où il habitait. Dans cette pièce on n’a pas essayé d’imiter le jazz, mais de l’amener vers les sonorités de Rio de la Plata, telle une milonga et de la faire sonner comme un souvenir d’enfance du jeune Piazzolla.

Nous n’avons pas enregistré exprès pour le centenaire, mais pour jouer ce qui nous plaisait, ce qui ressortait de nos affinités musicales en tant que trio. C’est notre label Berlin Classics, qui nous a suggéré d’attendre l’année Piazzola pour lui donner plus de résonance.

Ce sont aussi des aspects de nos identités qui nous ont réunis : Gustavo est argentin, notre mère est de Rio de la Plata en Uruguay et notre père vient du Pérou.

Claudio et moi sommes nés en Allemagne, nous avons été formés comme musiciens classiques, mais nous avions envie depuis longtemps de faire le pont avec l’Amérique latine et son répertoire. J’avais déjà commencé ce travail, en enregistrant la Pampeana pour violon de Ginastera, qui était d’ailleurs un des professeurs de Piazzolla.
Mon frère, qui avait joué la Pampeana pour violoncelle de Ginastera, avait également envie de jouer cette musique. Cette identité nous a donc réunis.

Gustavo : Je me sens un peu comme le frère aîné de Claudio et Gustavo, c’est comme si on faisait partie de la même famille.

Patagonia Express trio
Patagonia Express trio © Peter Adamik

Gustavo Beytelmann, pourriez-vous nous raconter votre expérience de pianiste aux côtés de Piazzolla ?

Gustavo : J’ai découvert un homme d’une grande générosité artistique, j’ai été hyper attentif à ce qui se passait au sein du groupe. Il n’en tenait pas rigueur si vous vous trompiez, mais se mettait en colère si vous n’étiez pas avec lui, car il donnait tout et vous deviez donner autant. Il ne s’agissait pas d’accompagner au piano, mais de jouer ensemble. J’étais jeune et ça m’a beaucoup appris. J’ai appris que, dès qu’on est sur scène, il faut donner tout ce que l’on a.

Cet album contient aussi vos compositions, dont le trio Ofrenda composé en hommage à Piazzolla, pourriez-vous nous en parler ?

Gustavo : Je suis né en 1945, je me souviens de choses depuis que j’ai quatre ou cinq ans. Depuis cet âge Piazzolla a toujours existé dans ma vie, je l’ai vu des centaines de fois jouer et quand je suis allé vivre à Buenos Aires, on faisait partie du même groupe d’amis. C’était comme un membre de la famille et c’était naturel pour moi de lui rendre hommage. Tel le Tombeau de Couperin, pour moi c’était le Tombeau de Piazzolla, qui m’avait accompagné toute une vie.

Qu’est-ce qui vous inspire en tant que compositeur ?

Gustavo : La musique qui sort de moi vient avec une géographie précise, pas internationale, pas abstraite, mais d’origine argentine. J’étais censé être un musicien de musique contemporaine et je suis content de composer de manière permanente. J’essaye de mener à bien ma vie de compositeur et de pianiste. J’ai privilégié des projets qui comptent pour moi pour différentes raisons : Patagonia c’est la famille et la finalité artistique. Je me sens leur frère aîné et j’adore ce qu’ils m’apportent en tant qu’artiste. Cela vous enrichit, vous pouvez apprendre jusqu’à la fin de vos jours et c’est mon cas avec Oscar et Claudio.

Oscar : le plaisir est partagé, je suis content de jouer les compositions de Gustavo, il en a fait deux pour violon et piano. Balada et Tango sont des pièces magnifiques qui m’enrichissent. Nous avons une affinité musicale, car je viens de la musique classique. C’est un aller retour entre musique classique, jazz, tango et création c’est très enrichissant.

En tant que musicien de formation classique, quels sont les défis lorsque l’on joue la musique de Piazzolla ?

Oscar : Il faut avoir une bonne sensibilité, une créativité et être très ouvert à l’improvisation et à l’imprévu. Dans le classique on a une approche plus académique, chez Piazzolla il y a plus d’improvisation.

En jouant Piazzolla j’ai découvert la nécessité d’être plus flexible et sensible au rythme. Quand je joue Bach, qui était un grand improvisateur, je le joue avec une autre sensibilité.

Gustavo : Je suis persuadé que ça s’entend, on entend des gens qui parlent de l’intérieur au moins deux langues, celle du classique et celle d’un tango élargi, comme celui de Piazzolla.

Quels sont les spécificités dans l’interprétation de cette musique arrangée pour piano, violon et violoncelle?

Gustavo : La plupart des morceaux sont arrangés par José Bragato, qui était aussi violoncelliste. Astor avait une grande confiance en lui, à condition qu’il traduise bien la musique, le rythme et l’atmosphère. Il disait : « Fais-le comme d’habitude ».

Claudio : Le rôle du violoncelle a beaucoup évolué au fil du temps, avant il se limitait à accompagner, maintenant il passe facilement du rythme à la deuxième voix. La transcription est si équilibrée que tous les instruments sont à égalité, mais ensemble nous créons un son qui dépasse celui de trois musiciens.

Ofrenda, l’hommage à Astor, qui est un tel bijou dans cet album, est également bien équilibré et magnifique.

Patagonia Express trio
Patagonia Express trio © Peter Adamik

Oscar Bohórquez, vous venez de recevoir un nouveau violon, un Guarneri de 1729. Comment cela s’est-il passé ?

Oscar : En novembre, j’ai reçu un appel de l’un des principaux luthiers de Paris me proposant de jouer un Guarneri « del Gesù » qui, avec le Stradivarius, est l’un des instruments les plus recherchés au monde. J’ai été surpris par le timing, puisque c’était en pleine période de Covid, donc en décembre je suis allé à Paris pour essayer l’instrument. Il sonnait très fort et très chantant, c’est une chance de pouvoir jouer d’un instrument si puissant et pourtant si doux. Je vais le jouer la semaine prochaine lors du concert à la radio où nous interpréterons les quatre saisons.
Il existe moins de 150 Guarneri dans le monde, alors qu’il y a 600 Stradivarius. Le violon qui m’a été confié a moins d’histoire et n’a été joué par aucun grand artiste, du coup j’ai le privilège de faire l’histoire et de devenir un grand violoniste.

Comment joue-t-on du Piazzolla sur cet instrument si particulier ?

Oscar : On peut y jouer de tout, c’est extraordinaire. Ces instruments sont destinés à être joués en solo ou en formation de chambre, où il ressort assez distinctement. Claudio joue également d’un instrument italien : un violoncelle Giovanni Battista Rogeri de 1684.

Claudio : C’est comme un tableau de Picasso, c’est un outil musical incroyable, avec des sons et des harmoniques remarquables. C’est magique. C’est comme avoir une voiture de Formule 1.

Le 26 avril à 20h vous allez jouer à la Maison de la Radio pour « FIP, 100 ans de Piazzolla », qu’avez-vous prévu pour l’occasion ?

Gustavo : Le concert du 26 avril combine la célébration des 50 ans de la radio FIP, ainsi que le centenaire de Piazzolla. Nous jouerons dans le studio historique 104 de la Maison de la Radio, un lieu chargé d’histoire. Depuis l’après-guerre, tous les événements importants de la radio passent par ce studio.

Nous allons jouer sans public car ce n’est pas autorisé, vu la situation actuelle, mais nous sommes heureux de pouvoir jouer quand même.

Notre ensemble sera l’élément central du concert, où nous interpréterons les Saisons en les répartissant dans la soirée, en commençant par le Printemps. Il y aura également d’autres musiciens, dont des ensembles de tango.

Nous sommes très heureux de jouer ensemble. Nous étions confinés à la maison, comme des lions en cage, en attendant de rentrer dans l’arène. Je suis impatient d’être avec mes frères de Patagonia et de faire du feu sur la scène. Je suis également heureux de jouer à Paris dans cette prestigieuse Maison de la Radio. Je suis très enthousiaste !

https://www.maisondelaradio.fr/evenement/concert-fip/live-fip-100-ans-de-piazzolla-concert-sans-public

Parallèlement à sa formation en chant lyrique, Cinzia Rota fréquente l'Académie des Beaux-Arts puis se spécialise en communication du patrimoine culturel à l'École polytechnique de Milan. En 2014 elle fonde Classicagenda, afin de promouvoir la musique classique et l'ouvrir à de nouveaux publics. Elle est membre de la Presse Musicale Internationale.

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