Sur la route vers Brest, j’espérais bien que le ciel vire au gris. Quelques nuages, une petite pluie pour trouver une bonne raison d’aller s’enfermer dans les labyrinthiques entrailles du Quartz plutôt que de se promener sur le port dans la lumière déclinante du soir. Sans compter que le cliquetis des gouttes sur le pare-brise prépare l’oreille à Debussy bien mieux qu’un anticyclone obstinément silencieux. Rien n’y fit, le soleil s’était emparé du ciel breton au printemps et ne comptait le lâcher qu’après avoir plongé derrière l’horizon, bien loin au-delà de la rade. Tant pis, il ferait encore jour en sortant et encore temps d’aller voir ses derniers rayons lécher la forêt de mâts.
L’heure n’était donc pas aux Jardins sous la pluie, mais à une Sonate pour flûte, alto et harpe. Je fermai les yeux, 1915. Debussy est malade, l’Europe s’est embrasée. Avec ces trois instruments, aux couleurs délicates et au son humide et fluide, l’œuvre résonne comme dans une alcôve, de l’eau coule sur une fontaine, la lumière est douce et allonge les ombres de ce clair-obscur. Le fracas des bombes n’y entre pas, la musique française, héritière des salons, tient bon, l’orchestre jouera jusqu’à ce que la dernière vague submerge le navire. Le trio est inhabituel, l’alto donne une réplique infiniment mélancolique à la légèreté de la flûte et à la fluidité de la harpe dans une Pastorale (premier mouvement) tout en courbes. On part avec eux, on veut faire ce voyage ensemble mais ces timbres ne se complètent pas, l’heure n’est pas à la paix, ils s’entrechoquent, créent des turbulences que récupèrent les trois interprètes pour nous livrer une version brillante de la Sonate dont Debussy ne savait pas “si l’on doit en rire ou en pleurer”.



Un peu antérieur à la Sonate, le Trio de Ravel est achevé juste au moment de la déclaration de guerre. Si sa virtuosité orchestrale ne peut être la prémonition de la déflagration, ce Trio porte en lui la fin d’un monde, comme si avec un piano, un violon et un violoncelle, Ravel saluait le siècle de la transition du classique au moderne qui avait su exploiter les instruments en trois dimensions, découvrant leur profondeur, avant que le XXème siècle ne commence à les tordre dans les plis de l’espace-temps. Trilles, arpèges, trémolos, registres harmoniques, rien n’est épargné aux trois musiciens dans un Final diabolique dont ils se tirent brillamment. Nous qui connaissons la suite, nous savons que Verdun est au bout de cette fin, et que ce n’est qu’un début. Je rouvre les yeux et je songe que l’Europe s’est désintégrée sous ces arpèges et que l’on peine encore à la reconstruire.
“D’un siècle l’autre“, annonçait le programme. Chausser des bottes de cent ans, survoler deux guerres mondiales, la relativité générale, la bombe atomique, les pas sur la Lune, Internet et le 11-septembre, se poser en 2016 et écouter Cantique, création d’Yves Chauris présent dans la salle et venu nous expliquer ses retrouvailles avec la mélodie. Chute de gouttes d’eau (la voilà, ma pluie !), chocs de cailloux, papiers froissés, quanta de sons qui prennent forme, s’organisent, retrouvent le chemin des instruments, d’abord détournés (bois soufflés, bruits de clés, notes jouées con legno), puis joués normalement mais accompagnés de verres en cristal.
L’ensemble Sillages y est à son aise, malaxe ses instruments, leur fait avouer tout ce qu’ils savent. Peu à peu la mélodie s’invite, enfle, les oreilles se dessillent, on reconnaît les traits, comme le visage d’une femme ou la forme d’une guitare dans un tableau cubiste, d’un cantique breton qui parle du Paradis (Kantik ar Baradoz). Un cantique version quantique. Je me souviens au lycée d’un petit livre de vulgarisation très bien fait, Le cantique des quantiques (Sven Ortoli et Jean-Pierre Pharabod, La Découverte, 1984), qui expliquait la révolution scientifique mais aussi philosophique qu’avait apportée la mécanique quantique. Il avait pour sous-titre: “Le monde existe-t-il ?”. Rien n’est moins sûr, mais la musique, aucun doute, oui : je l’ai trouvée ce soir-là sur un cristal de Quartz.