Le dimanche 13 novembre dernier, l’Opéra de Monte-Carlo a levé le rideau de sa saison lyrique avec Nabucco de Verdi, dans une production toute italienne du Teatro Lirico di Cagliari. Nabucco a attiré un public nombreux et enthousiaste dans la caverneuse Salle des Princes du Grimaldi Forum.
La mise en scène de Leo Muscato est traditionnelle, ne prétendant pas à une interprétation contemporaine, mais donnant la priorité au chant, tout en réjouissant l’œil par des décors et des costumes raffinés. Muscato souligne l’opposition entre le peuple hébreux et Babylone guerrière ; entre la foi et l’amour, d’un côté, et les armes, de l’autre. Les costumes de Silvia Aymonino (de sobres gris et blancs pour les Hébreux, des rouges brillants pour les Babyloniens) et les lumières d’Alessandro Verazzi soutiennent cette mise en scène.
Sur le fond de l’opposition biblique entre Hébreux et Babyloniens, une histoire d’amour et de trahison se profile, inventée de toute pièce par le librettiste Temistocle Solera (1815-1878). Abigaille, la fille présumée de Nabuchodonosor, roi de Babylone (nommé dans l’opéra par son diminutif, Nabucco) l’a suivi dans sa campagne militaire contre les Hébreux pour retrouver l’ennemi qu’elle aime, Ismaële, neveu du roi de Jérusalem. Cependant elle découvre qu’Ismaële aime Fenena, la fille légitime de Nabucco. Elle jure vengeance, destruction des amants (et dans la foulée de tous les Hébreux), et aspire de renverser son père pour devenir reine de Babylone à son tour. Ambitieuse, jalouse et colérique, elle se montre cependant fragile émotionnellement et victime, de par sa naissance dans l’esclavage. Dans son air du deuxième acte « Anch’io dischiuso un giorno », Muscato souligne l’innocence d’Abigaille en représentant à côté d’elle, une petite fille jouant sur le sol, une image d’Abigaille enfant.
Le public a concentré son attention sur le rôle de Nabucco chanté par le baryton mythique Leo Nucci. A l’âge de 74 ans, il est aujourd’hui un des doyens du chant lyrique. Tout au long de l’opéra Nucci a fait preuve de son expérience scénique de presque cinquante ans et de sa grande intelligence du rôle de Nabucco, comme dans son air émouvant du deuxième acte « Oh, mia figlia ! E tu pur anco », ou dans son duo avec Abigaille « Donna , chi sei? » ou encore dans « Dio di Giuda » du dernier acte.

Pour nous la grande révélation de cette production fut la soprano napolitaine Anna Pirozzi dans le rôle de Abigaille, l’un des rôles les plus exigeants de tout le répertoire, ce que Verdi lui-même confirma vers la fin de sa vie. Giuseppina Strepponi (1815-1897), qui créa le rôle à La Scala en 1842, n’eut pas la force de continuer au delà de quelques représentations (ce qui ne l’empêcha pas d’épouser Verdi une quinzaine d’années après).
Comme la Norma de Bellini, Abigaille chante tout au long de l’opéra et doit déployer une grande énergie. Par ailleurs les airs composés pour son rôle présentent des défis techniques de taille. Ils sont composés avec une tessiture extrêmement large, où les notes les plus graves doivent être chantées avec la même force et intensité que les plus aiguës et où la voix doit chuter abruptement pour exprimer la colère et le désarroi. Pirozzi a brillé dans ces airs guerriers, et fut tout aussi convaincante dans ses airs tendres, comme « Io t’amavo ! » du premier acte, « Anch’io dischiuso un giorno » du deuxième acte, où encore dans son imploration de pardon du finale du quatrième acte. Elle remporte notre suffrage tout autant pour sa voix que pour ses qualités dramatiques.
Le reste de la distribution était admirable, avec Gaston Rivero (Ismaële), Vitlij Kowaljow (Zaccaria), Beatrice Uria-Monzon (Fenena), José Antonio García (Le Grand Prêtre de Baal), Maurizio Pace (Abdallo) et Anna Nalbandiants (Anna).
Le chœur a une place d’honneur dans cet opéra. Il doit être imposant; le chef de chœur Stefano Visconti a donc rajouté plus de trente choristes au chœur de l’Opéra de Monte-Carlo. Cette production a suivi la tradition italienne de chanter un bis immédiat du célèbre « Va, pensiero » du troisième acte, ce qui peut sembler étrange hors d’Italie et devant un public non participant.
Le chef d’orchestre Giuseppe Finzi a tiré le meilleur parti possible de cet opéra aux mélodies simples et puissantes et à la structure harmonique sobre et statique. Il a visé le grandiose de l’atmosphère biblique, sans s’inquiéter de l’accompagnement orchestral parfois frivole propre au bel canto de cette époque. Les musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo ont contribué au succès du spectacle avec un son à la fois puissant et chaleureux. La banda derrière la scène, un élément parfois négligé dans les productions lyriques, a joué avec une énergie rythmique serrée et une sonorité lointaine idéale. Dans l’ouverture, le thème de « Va, pensiero », joué par la clarinette et le hautbois en unisson sonnait tellement juste que c’était comme s’il avait été joué par un seul instrument. Verdi a composé de très belles parties pour les solistes de l’orchestre, dont celles pour le violoncelle, la flûte et le cor anglais sont à remarquer.
Les opéras de jeunesse de Verdi présentent des défis considérables aux productions d’aujourd’hui. Situés entre le bel canto et le grand opéra italien, ces œuvres annoncent les courants musicaux puissants à venir mais sont encore limitées par des conventions rigides comme des cabalette trop prévisibles et d’autres vestiges d’opéras rossiniens, y compris des accompagnements d’orchestre qui nous semblent trop légers pour la situation dramatique. Pour réussir, il faut une production soignée dans tous les détails, avec des musiciens et des chanteurs capables de rendre audibles toutes les nuances de la partition. Le Nabucco de l’Opéra de Monte-Carlo est un modèle du genre.