Charles Tournemire (1870-1939), compositeur épris d’absolu. 2/3. Franck Besingrand nous propose une biographie en trois volets. Nous nous intéressons dans cet article à la personnalité complexe de l’artiste.
La personnalité de Tournemire oscille sans cesse autour de deux éléments, comme des pôles : le premier pousse Tournemire à l’action, à une frénétique création et le révèle autant susceptible que d’une intransigeance extrême ; le second le conforte dans un monde plus apaisé et intériorisé, celui de la contemplation. Une foi profonde sera son rempart : « Je sais que le Christ est en moi, qu’Il me laisse la faculté de me renouveler tous les jours, parce que je l’aime immensément. » (Extrait d’une lettre à Maurice Emmanuel, 3 juillet 1929).
Pascal Ianco souligne bien cette ambivalence de la nature du musicien, fusionnée dans ces éléments contradictoires : « L’exaltation de Tournemire n’a pas d’autre source. Elle est ce désir, cette passion, de quitter la matière pour, enfin, rejoindre Dieu».
Au monde de l’océan, propre aux grands espaces et aux tumultes, dans lesquels Tournemire se rattache viscéralement, répond l’île intérieure du contemplatif et du mystique. Nous pouvons le vérifier dans sa musique en mettant face à face des œuvres illustrant ces deux pôles : la Première Symphonie dite « Romantique », la légende lyrique Le Sang de la Sirène, la Deuxième Symphonie dite « Ouessant » pour le premier, L’Orgue mystique, pour le second.
Il sembla totalement sous l’emprise du flux et reflux marin, ce qui explique l’exaltation et la fièvre créatrice de sa musique avec tous ses débordements. On peut voir en lui un romantique au sens fort du terme, mais « tempéré » par la discipline qu’il imposa à sa nature mystique. Pour beaucoup, il resta quelque peu « un exalté, à qui la modération était un exercice difficile », ayant de surcroît « horreur de toute compromission et étant d’une fierté ombrageuse ». (Béranger de Miramon Fitz-James, In memoriam Charles Tournemire, Cahiers et Mémoires, Bulletin des Amis de l’Orgue n°41, 1989).

Il ne fut pas toujours, pour cette raison, bien perçu et bien compris, car il dépassait l’entendement par ses outrances, ses partis pris tranchants et sans appel : bref, il déroutait ou pouvait déranger. Pourtant il séduisait par son charisme, ne laissant quiconque indifférent : « On le remarquait immédiatement par son charme, son énergie et sa vivacité » (Henri Dutilleux), « son humeur joviale, de tempérament très exubérant, très nerveux, passant sans transition de la douceur à la furie… » (Maurice Duruflé). Écoutons également Antoine Reboulot : « Tournemire était un artiste de liberté, c’est comme cela qu’il fallait le voir (…) C’était un homme tout en intuitions, il fallait le prendre comme il était ». (Antoine Reboulot, Récit au grand-orgue, entretiens, éditions de la Taille, Québec, 2006.)
Du pédagogue au polémiste
L’activité pédagogique de Tournemire fut importante, tant dans l’enseignement privé de l’orgue et de l’improvisation, qu’au Conservatoire de Paris. Il ne laissa personne indifférent :
« Sa pédagogie, pour admirable qu’elle fût, ne manquait pas d’originalité…» (Jean Langlais) ; « Autant on se sentait sur un volcan prêt à entrer en éruption chez Tournemire, autant on se sentait en sérénité auprès de Vierne » (Maurice Duruflé).

Dans son passionnant avant-propos de l’édition intégrale des Mémoires, Jean-Marc Leblanc nous éclaire : « Les Mémoires sont la part du non-dit, le cri de douleur, la rumination solitaire et la souffrance de l’homme vulnérable qui construisait son propre univers mental comme une enveloppe le protégeant de la réalité existentielle ».
Ainsi ne soyons pas outre-mesure surpris de trouver des débordements dans ses jugements, avec une plume trempée au vitriol et qualifiée justement « d’inquisitoriale », à l’instar de Jules Barbey d’Aurevilly ou Léon Bloy, ses modèles en la matière.
Il [Louis Vierne] fut toujours un camarade extrêmement médiocre, sans droiture, très ombrageux. Il a inondé le marché de six mauvaises symphonies d’orgue où la banalité s’affiche sans pudeur, où l’idée de Dieu est toujours absente…
Il n’épargna personne, tel Louis Vierne, son condisciple au Conservatoire : « Il fut toujours un camarade extrêmement médiocre, sans droiture, très ombrageux. Il a inondé le marché de six mauvaises symphonies d’orgue où la banalité s’affiche sans pudeur, où l’idée de Dieu est toujours absente… »
Pourtant divers articles antérieurs, dans des revues musicales, montraient une certaine admiration et il lui rendit, à sa mort en 1937, un hommage émouvant : « C’est bien cet état intérieur qui fut, mon cher Vierne, le fond de ta vie. Tous ici nous savions cela. Et tous, nous savons aussi le parti que tu as su tirer dans ton labeur d’art. Labeur soutenu, duquel nous te sommes redevables, notamment d’une œuvre monumentale pour l’instrument… » (In memoriam Louis Vierne, Desclée de Brouwer, 1931.)
Un être solitaire et solaire
Si Tournemire privilégia la solitude, il n’ignorait pas la rudesse des chemins pouvant conduire à des déserts, car « toute solitude est escarpée et tout sublime est solitude » (Villiers de l’Isle Adam) ; il franchissait naturellement les graduations de l’échelle de la vie contemplative, fort du précepte de Saint-Jean de la Croix : « Une âme ne saurait faire du progrès qu’en agissant en silence. »

Daniel Lesur souligna ce qui animait son maître, en corrélation avec son caractère : « Sans doute sa puissante originalité, son horreur de toute compromission, sa fierté ombrageuse avaient-elle condamné Tournemire à traverser (selon le mot d’Ernest Hello) les déserts glacés de la solitude ».
La solitude, dans sa mauvaise déclinaison, lui ouvrit les portes de l’abandon, celui qu’il ressentit devant le presque total désintérêt pour sa musique : « C’est le silence et l’abandon ! Il fallait s’y attendre. Je suis hélas habitué à l’enthousiasme naissant des gens, quelquefois des foules, puis un « lâchage » ! C’est mon sort… »
Retrouvez les épisodes de la série “Charles Tournemire, compositeur épris d’absolu” :
Charles Tournemire, un génie à (re)découvrir (1/3)
Charles Tournemire, une oeuvre à la puissante originalité (3/3)