(3/3). A l’occasion du bicentenaire de sa naissance, nous nous intéressons, dans ce troisième volet, à l’oeuvre protéiforme de César Franck.
Ce qui frappe, au-delà de la multiplicité de l’œuvre de Franck (il n’a délaissé aucun domaine), c’est la variété, l’engagement. Avant d’analyser succinctement quelques œuvres fondamentales de Franck, parlons de son art. Sa clé de voûte repose dans l’ordonnance et l’équilibre entre l’ordre tonal, l’ordre thématique et l’ordre architectural. Un solide ancrage dans la forme (forme sonate héritée de Beethoven, variations, forme cyclique admirablement utilisée) permet au compositeur d’élaborer et d’ordonner de vastes architectures. Son langage musical, si riche, complexe, utilise ce savant contrepoint hérité de Bach, corroboré à une harmonie intensément colorée, chromatique et expressive. Franck n’eut de cesse de subordonner la forme musicale à son inspiration, reprenant à son compte cette pensée de Schumann : « On n’est maître de la pensée que lorsqu’on est complètement maître de la forme. »

Les Béatitudes (1868-1879)
« Franck est-il un sceptique que la grâce a touché, un violent que la mansuétude évangélique a conquis, mais que des sursauts dévoilent ? » s’interrogea Maurice Emmanuel. (In César Franck, Henri Laurens, 1930.)
Un monde de combats habite l’oratorio Les Béatitudes, « l’œuvre de toujours » (d’Indy), fruit d’une longue méditation de dix ans, dont Franck confiera au compositeur et chef d’orchestre belge Sylvain Dupuis, avec cette lumineuse humilité qui lui appartenait tant : « C’est ce que j’ai fait de mieux… »
Dans ce message musical apparaît « une métaphysique de la valeur morale » (Jean-Léon Beauvois, Prélude, aria et finale, Presses Universitaires de Grenoble, 1990), car l’image du Christ rédempteur repose pour Franck, dans une vision universelle, sur l’assise de l’humanité. Il fallait le charisme et l’acuité du musicien pour parvenir à juxtaposer des sentiments assujettis à cette recherche d’une « soif de justice », de la paix, de la miséricorde.
Prélude, Choral et Fugue pour piano (1884)
Ce chef-d’œuvre rend autant hommage à Bach qu’à Liszt, par la densité de son langage, son riche contrepoint et son admirable plan formel.
Les constantes franckienne observées depuis la Grande Pièce symphonique (des Six Pièces pour grand-orgue, 1868) se retrouvent au sein d’une antithèse tonale : au ton de si mineur du Prélude répond le si majeur rayonnant de la fugue.
Dans la sdeuxième partie (Choral), à la manière de Wagner évoquant les cloches du Montsalvat dans son Parsifal, Franck fait ressortir remarquablement le thème par des effets d’irisation et de transparence. Ici la dimension métaphysique se mêle à la prière, non sans quelque douleur. La Fugue devient une prenante ascension vers la lumière et dans son dernier volet, la superposition du choral sur lui-même se mêlant aux arpèges du Prélude, conduit à une monumentale coda.

Des Poèmes symphoniques à découvrir
Le reproche que l’on fit à Franck dans sa Symphonie en ré fut la lourdeur, où transparaît le métier d’organiste. Pourtant nombre de pages nous prouvent tout le contraire : le dramatisme, la concision et la virtuosité orchestrale du poème symphonique Le Chasseur maudit (…), le Ballet tiré de l’opéra Hulda avec la pétillante Danse des elfes, les couleurs sensuelles et transparentes de Psyché, les bruissements et les caresses du Zéphyr dans Les Éolides (avec une atmosphère pré-impressionniste), la poésie et la virtuosité que l’on retrouve dans Les Djinns (piano et orchestre) d’après Victor Hugo.
Incomparable poème d’amour métaphysique.
« Incomparable poème d’amour métaphysique » (Camille Mauclair), Psyché (1886) reste véritablement l’œuvre du musicien où s’exprime le mieux l’idée d’une volupté à la fois réelle et sublimée, où « une âme amoureusement païenne » se dévoile presque naturellement. On admire la profonde unité de cette suite en cinq tableaux (chacun apparaissant comme un poème symphonique indépendant) dans un principe cyclique jouant le rôle de fil conducteur, grâce à une mutation des thèmes d’une partie à l’autre. Le discours musical, intense et souvent passionné, sait autant révéler quelque émoi intérieur de Franck, que la sublimation par l’amour mystique.
L’orchestration, très nuancée, suggestive, d’une plasticité raffinée, l’utilisation ingénieuse des chœurs pour commander l’action, contribuent à faire de Psyché l’une des œuvres majeures –pourtant parfois trop méconnue- de Franck.

Du Quintette avec piano (1879) à la Sonate pour violon et piano (1886)
Debussy ciblera le côté « paroxystique » parcourant le Quintette : bien au-delà de ses aspects techniques, du foisonnement des idées, il nous faut réaliser combien la puissance d’expression y apparaît singulière avec ses remous et ses orages intérieurs. Car ce qui reste sans doute le chef-d’œuvre de Franck contient un monde de tensions harmoniques en adéquation avec l’explosion des sentiments, des audaces compositionnelles, une rythmique marquée, en bref une musique brûlante, passionnée avec toujours l’idée de rédemption chère au musicien.
On a souvent rattaché la Sonate de Franck à la fameuse Sonate de Vinteuil, évoquée à plusieurs reprises dans À la recherche du temps perdu de Marcel Proust.
L’inspiration ne faiblit pas d’un bout à l’autre dans cette œuvre qui naît d’une cellule de trois notes, avec trois idées génératrices répétées et amplifiées tout au long de son cheminement. Le premier mouvement, Allegro ben moderato, donne l’élan au premier thème exposé au violon et s’étirant sur 27 mesures, après une introduction interrogative du piano de quatre mesures. Le deuxième mouvement, Allegro en ré mineur, révèle par la ligne nerveuse du piano son caractère à la fois puissamment lyrique, heurté et dramatique. Sans faiblir, les deux instruments prouvent leur suprême équilibre, dans un jeu d’interrogations et de réponses.
Le troisième mouvement, Recitativo-Fantasia, s’apparente à une sorte de lied en trois épisodes développant les trois motifs générateurs. Par une volonté quasi-théâtrale du violon, s’exprime tout un monde de tensions qui s’apaiseront à la toute fin.
Dans un mouvement allant et souple, le final (Allegretto poco mosso) offre un délicieux canon entre les deux instruments, dans une évidente vision de complémentarité. Les éléments thématiques des premier et troisième mouvements sont au cœur du développement et conduisent, par un poco animato, à une brillante et lumineuse péroraison.

Un opéra étonnant : Hulda (1885)
L’action se passe en Norvège et l’héroïne en est Hulda, une femme enlevée au milieu du carnage de tous les siens par les barbares, ennemis de sa race. Assoiffée de vengeance, elle verra périr les uns après les autres les guerriers du clan adverse, causera la mort des deux hommes qui l’aimaient, avant de se jeter dans la mer, dans l’épilogue de l’ouvrage.
Ce sujet peut surprendre de la part de l’homme des Béatitudes ! Il ne plut pas à certains disciples et déconcerta le monde officiel de l’opéra par sa noirceur, ce qui ferma à Franck la porte du Palais Garnier. En mai 2022, l’Orchestre Philharmonique Royal de Liège révéla magistralement cette œuvre étonnante, également donnée au Théâtre des Champs-Élysées à Paris en juin 2022 : Franck enfin à l’honneur dans le monde de l’opéra !
Hulda, sans tourner le dos au grand opéra français, se ressent nettement de l’influence wagnérienne : par le souffle dramatique, l’amplitude et la maîtrise des idées musicales, l’emploi des cuivres, le raffinement des timbres, la vocalité très exigeante. Les envolées sensuelles dans les différents duos d’amour, rappellent quelque peu celles de Tristan et Yseult.
Joël-Marie Fauquet souligne l’importance d’Hulda, révélant un aspect méconnu de Franck : celui d’un dramaturge, grâce à « une partition de haut vol, débordante d’invention, d’une force d’évocation prenante, d’une qualité lyrique de premier ordre ».
La Symphonie en ré (1888)
Rarement une œuvre aura suscité autant d’enthousiasme que de critiques ! On ne ménagea pas Franck lors de la création de l’œuvre : l’accueil du public fut glacial, les comptes rendus parfois cinglants, comme celui de Camille Bellaigue : « Oh ! L’aride et grise musique, dépourvue de grâce, de charme et de sourire… »
L’avis d’éminents « collègues » fut mitigé : Léo Delibes estima cette musique « dangereuse », Charles Gounod y vit « l’affirmation de l’impuissance poussée jusqu’au dogme » et Ravel fustigea les lourdeurs d’orchestration de la partition, y trouvant des « formules d’école surannées, des fautes instrumentales… »
Et pourtant cette symphonie recèle des trouvailles ! Ainsi dans l’Allegretto, l’alliage des cordes en pizzicati avec la harpe pour accompagner le solo du cor anglais.
La noblesse des idées musicales, la sincérité de l’inspiration expliquent le succès postérieur de la symphonie et sa longévité au sein du répertoire. Avec la Sonate, la Symphonie reste l’œuvre de Franck la plus régulièrement jouée et enregistrée.

Les Trois Chorals pour orgue : un testament spirituel (1890)
Franck aurait confié à ses disciples : « Avant de mourir, j’écrirai des chorals d’orgue ainsi qu’a fait Bach, mais sur un autre plan. »
Comme Brahms (Onze Préludes de Chorals, 1896), sa dernière œuvre sera donc un retour vers l’art de Bach, mais d’une manière plus personnelle comme un trait d’union entre le choral de Bach et la grande variation amplificatrice de Beethoven. Les Trois Chorals restent une « suprême expansion lyrique » (selon Maurice Emmanuel).
Charles Tournemire y sentait une « débordante paraphrase de l’amour divin », et pour Camille Mauclair : « Cette musique naît du sol humain comme un lys qui va s’ouvrir dans l’éther, et elle monte, elle monte, sourire immense, extasié, indéfini. »
Ainsi, tout est dit, tout est accompli pour Franck…
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(2/3) Un enseignement de haut vol
