Clément Mao-Takacs, chef d’orchestre, pianiste et compositeur, a fondé l’ensemble Secession Orchestra en 2011. Un orchestre singulier avec lequel il fait en sorte que la musique soit une articulation entre le monde, la pensée et l’émotion.
La formation, régulièrement saluée par la critique, sera en concert au Théâtre des Champs-Elysées le 15 décembre. Rencontre.
Pourquoi avoir créé Secession Orchestra ?
En fait, la réponse arrive chaque jour. En tant que chef d’orchestre invité je suis amené à diriger différentes formations dans le monde, toujours sur de courtes périodes. On a deux ou trois jours de répétitions, parfois une générale et un concert et cela s’apparente plus à un speed dating qu’à un travail vraiment en profondeur ! Toutefois cela ne veut pas dire que l’on ne peut pas faire une très bonne séance : si le chef et l’orchestre sont bons, la rencontre peut l’être aussi, mais l’on ne va pas avoir le temps de fouiller les œuvres. Je voulais avoir la possibilité d’essayer des choses, d’aller vers des équilibres que je n’ai pas forcément l’occasion de trouver avec un grand orchestre. J’avais envie de le faire avec des musiciens qui partageaient la même volonté que moi : créer l’esprit de la musique de chambre dans un orchestre. Je voulais aussi défendre le répertoire à travers une certaine vision, celle de la Sécession viennoise, en relisant sans cesse la tradition à l’aune de la modernité. On retrouve notamment des thèmes tels que l’inclusion des femmes et la parité, ainsi qu’une certaine idée de l’Europe.
Je voulais aussi défendre le répertoire à travers une certaine vision, celle de la Sécession viennoise, en relisant sans cesse la tradition à l’aune de la modernité.
C’est un répertoire qui nous intéressait, il y a le dernier Liszt, le dernier Wagner, qui ouvrent sur la modernité viennoise avec les figures de Mahler, Schönberg, Berg, Webern et toute l’école de Vienne, mais aussi un angle européen avec Debussy, Bartók, Ravel, Kodaly… Et puis les ballets russes à Paris, les années folles, et les musiques qui ont été étouffées par le régime nazi. Nous jouons aussi de la création contemporaine.
Pour moi la musique est une chose qui doit s’interroger sans cesse, que l’on doit interroger sans cesse, et qui doit nous amener à interroger le monde qui nous entoure.

Vous souhaitez aussi faire correspondre les arts entre eux ?
Oui nous lions art musical et art dramatique, littérature et musique, peinture et musique, d’où la présence de Secession Orchestra dans des lieux chargés d’histoire comme les musées.
Je ne voulais pas d’une démarche consumériste. Aujourd’hui, il y a de très grandes salles de concert dont la production musicale s’apparente un peu à un immense fast-food de l’entertainment et du plaisir. De très haut niveau, mais qui ne correspond plus à la taille humaine. Nous avons besoin d’aller à la rencontre des gens, d’incarner sur scène non pas une forme de fonctionnariat, mais une joie de faire ce que l’on fait.
L’emploi du mot “sécession” montre-t-il une volonté de se démarquer, de “casser les codes” ?
Je ne crois pas aux codes. Qui a décrété de quelle façon nous devions jouer ? Dans quelle tenue nous devions nous produire ? Dans tel format de concert plutôt qu’un autre ? Tout ça est très aléatoire. Cela peut être très intéressant d’avoir un concert “ouverture, concerto, symphonie” mais je ne pense pas que ce soit le meilleur format. Tout dépend du lieu, du public, de l’espace, des musiciens…
Cela peut être très intéressant d’avoir un concert “ouverture, concerto, symphonie” mais je ne pense pas que ce soit le meilleur format. Tout dépend du lieu, du public, de l’espace, des musiciens…
Sécession, c’est à la fois une rupture et une envie d’aller dans une autre direction. Non pour critiquer ce qu’il se fait, mais élever la voix pour signifier que l’on pourrait faire autrement : c’est pourquoi je peux parler avant ou pendant un concert, de même que l’on joue très souvent en jean, parfois pieds nus ou debout, ou à travers la conception de nos programmes.
Des “programmes-concepts”, c’est la marque de votre orchestre ?
Oui, cela n’a aucun sens de mettre deux oeuvres qui n’ont rien à voir ensemble. Il faut qu’elles aient quelque chose à dire à la société dans laquelle je vis. Je dois être connecté avec notre monde.
Un interprète qui doit faire passer le message de la scène à la salle, doit, par exemple, rendre perceptible la densité d’une Héroïque de Beethoven dans notre pays, le contexte dans lequel le compositeur l’a écrite, le contexte dans lequel il le joue. Ce n’est pas une pièce de musée. L’art musical se déploie dans le temps et l’espace, traverse les siècles et permet de faire dialoguer les voix des morts et des vivants.

Vous accordez une place importante à l’éthique au sein de Secession Orchestra, comment cela se traduit-il ?
Comme nous sommes peu subventionnés publiquement, et que nous ne sommes pas une institution, nous n’avons pas d’obligation d’exemplarité, de parité. On essaye, dans la mesure du possible, de mettre en place ce principe lorsque nous recrutons nos musiciens. On tente d’incarner cette société de parité femmes-hommes.
Lorsque je dirige Secession Orchestra, je suis payé le double d’un musicien, ce qui n’est pas le cachet d’un chef invité. Cela en raison du travail de prospection, de diffusion, de conception et d’orchestration que je fournis en amont et qui assure la vie de l’orchestre – bref, ce qui correspond à la charge de directeur musical et artistique de cette formation.
Je ne suis pas un surhomme par rapport à d’autres, j’ai peut-être une capacité à tirer le meilleur de chacun et à avoir une vision globale. Les 20 cm de podium ne sont pas là pour asseoir mon autorité tyrannique mais pour que l’on me voie mieux. Le respect mutuel avec les musiciens est basé sur cette conception humaine.
Cela se ressent dans vos relations ?
Oui, parce que parfois l’on a des répétitions ardues, jusqu’à 8 heures. Les musiciens sont toujours rémunérés, en revanche on leur demande un engagement assez fort. On creuse un programme, on répète jusqu’à trouver ce que l’on veut. Mais ils savent que je ne le fais pas juste pour répéter car l’on va chercher quelque chose ensemble, qui s’entend ensuite en concert dans la façon dont les plans sonores s’équilibrent, dont les musiciens s’écoutent. Ce travail est partagé et consenti, c’est celui d’un fédérateur. Je salue au milieu de mes musiciens, jamais sur le podium, et très souvent je n’ai pas de loge personnelle. Avec l’équipe de Secession Orchestra, on fait aussi attention à toutes les questions de harcèlement, dans la façon dont on s’adresse les uns aux autres.
On essaie d’être représentatifs de la société avec des artistes qui représentent la diversité.
Il y a toujours une bonne ambiance. En répétition, on bosse beaucoup mais on rigole aussi, et lorsqu’il y a une tension on essaie de la réduire au maximum car c’est tellement inutile à l’aune d’une vie…

Est-ce que votre mode de financement, basé principalement sur des fonds privés, peut influencer le choix de vos programmes de concert, en allant vers des oeuvres plus grand public par exemple ?
Non pas forcément. Il y a des classiques que l’on aime bien faire, mais on apprécie de les revisiter. En fait, je ne crois pas au public lambda. Il y a des auditoires très différents : nous jouons également pour des publics handicapés, pour des enfants, des lycéens, des retraités… Pour moi ce sont des êtres humains, qu’ils soient banquiers, sdf ou universitaires, ce sont des gens qui vont, pendant, 1h, 2h, ou 6h, me donner un temps de leur vie. Et j’en suis responsable. C’est un truc incroyable ! C’est pour cela que je trouve normal d’aller rencontrer les gens à la sortie de mes concerts et d’écouter ce qu’ils ont à me dire. C’est un échange humain. Cela explique les programmes-concepts qui vont amener les gens à réfléchir différemment. Ils peuvent donner à penser.
Qu’ils soient banquiers, sdf ou universitaires, ce sont des gens qui vont, pendant, 1h, 2h, ou 6h, me donner un temps de leur vie. Et j’en suis responsable. C’est un truc incroyable !
Vous avez dirigé un concert à 15 ans Salle Gaveau, avez-vous des souvenirs ?
Oui j’ai dirigé la Pavane pour une infante défunte de Ravel, des extraits de Peer Gynt de Grieg. Il s’agissait de l’orchestre du lycée Racine à Paris. Mais j’avais commencé à diriger à l’âge de 12 ans des choeurs et des ensembles.
Comment est venue cette vocation ?
En fait, j’ai pratiqué plusieurs instruments et le piano s’est imposé très vite. J’ai aussi chanté dans la Maîtrise de Paris et celle de Radio France et me suis produit sous la direction de Seiji Ozawa et Claudio Abbado, ce qui m’a fait réfléchir sur ce métier ! Très vite, j’ai dirigé des orchestres professionnels.
Avez-vous connu le trac ?
Non je n’ai jamais eu le trac devant un orchestre. Par contre, aujourd’hui, il m’arrive de l’avoir pour un musicien sur un solo très difficile. Il y a donc des endroits où je ne vais pas les regarder sciemment parce que le regard peut être troublant pour eux. Je leur fais entièrement confiance.
Leur vision change parfois la mienne sur une œuvre. Mais je sais aussi la difficulté des parties qu’ils ont à jouer !
Il y a une vraie technique dans la direction d’orchestre, que n’importe qui pourrait apprendre, des codes. Et en même temps, même si l’on a commencé très jeune, il y a une partie que l’on ne peut pas apprendre car il s’agit de l’expérience. On est toujours dans une position d’apprentissage. C’est merveilleux !
Vous avez effectué une tournée intitulée Rising Star avec la soprano Omo Bello en 2015. Quelle place tient votre activité de pianiste aujourd’hui ?
Je continue toujours à travailler comme pianiste. J’ai un répertoire à la fois large avec Liszt, Haydn, Schumann, Grieg, Bach… mais en même temps des choses peu jouées comme Hindemith, Sibelius ou Webern. En France, je me produis moins comme pianiste depuis 2, 3 ans, c’est une question stratégique. On a du mal à assumer que quelqu’un puisse être “multi-tâche”. Il y a tout de suite une vision de dispersion, ce qui n’est pas le cas dans les pays anglo-saxons. J’ai donc accepté moins de contrats en France, mais je fais tout de même des récitals de piano, seul ou en musique de chambre.

Clément Mao-Takacs, vous avez dirigé et créé des oeuvres de Kaija Saariaho, pouvez-vous nous parler de votre lien avec cette compositrice ?
Oui elle occupe une place très importante dans ma vie. J’ai découvert sa musique lorsque j’avais 8 ou 9 ans, ça m’a passionné. J’ai écrit des essais, des articles et réalisé des interviews avec elle. Lorsque j’ai créé Secession Orchestra et la Chambre aux Échos, elle a décidé de nous confier la première de La Passion de Simone en version de chambre. Ensuite elle m’a dédié la version de chambre de Quatre Instants que j’ai créée à Présences. Elle m’accorde une très grande confiance et je travaille sa musique en profondeur. C’est presque une histoire d’amour dans ma vie. J’aime sa musique et je ne pourrai pas vivre sans. D’ailleurs j’assisterai Susanna Malkki pour la création du nouvel opéra de Kaija Saariaho, Innocence, au festival d’Aix-en-Provence l’an prochain et à Amsterdam. A Helsinki je ferai la moitié des représentations, et je ferai la première américaine à San Francisco.
Sur mon dernier disque sorti chez Bis Records, il y a une de ses plus grandes oeuvres orchestrales, Circle Map, immense fresque inspirée par des poèmes de Rumi, un poète persan.
En parlant d’enregistrement, quelle est votre actualité discographique ?
Il y a eu une très belle Fantaisie de Debussy avec Jonas Vitaud parue chez Mirare l’année dernière. Je viens également de sortir une monographie consacrée à Kaija Saariaho avec l’Oslo Philharmonic où l’on a toutes les formes : de la musique de chambre à 12 violoncelles, jusqu’à la pièce issue de son opéra l’Amour de loin “Vers toi qui es si loin”, jusqu’à cette immense fresque pour grand orchestre Circle Map. Un disque idéal pour entrer dans l’univers de cette compositrice. Le concert de septembre à l’auditorium du Louvre a été enregistré et devrait sortir en mars prochain. Par ailleurs, nous allons intensifier les enregistrements avec Secession Orchestra dans les prochaines années car jusqu’à maintenant, je souhaitais surtout former le son de l’orchestre.