L’Opéra de Monte-Carlo présente une nouvelle production de Lucia de Lammermoor de Donizetti, mise en scène par Jean-Louis Grinda, directeur de l’Opéra de Monte-Carlo. Il explique son approche aux lecteurs de Classicagenda.
Cette Lucia di Lammermoor est une nouvelle production, en coproduction avec le New National Theatre Foundation de Tokyo, où vous l’avez dévoilée en 2017. Avez-vous apporté des modifications depuis la version de Tokyo ? Pourriez-vous nous parler de votre mise en scène ?
En mai et juin 2019, j’ai repris Lucia à Valencia, et c’est donc maintenant la troisième fois que je reprends cet opéra. La première chose qui m’a tenu à cœur dans cette mise en scène c’est qu’on sente la présence de la mer. La mer sert de fil rouge au spectacle et est présente dans le décor de toutes les scènes. Ce n’est d’ailleurs pas un opéra à un seul décor, qui se transforme, mais avec plusieurs décors différents.
Le roman de Walter Scott, sur lequel est basé l’opéra de Donizetti/Cammarano (1835), fut publié en 1819. Comme Scott, Donizetti situe son intrigue en Ecosse à une époque un peu floue, réminiscente du moyen-âge. A quelle période historique et dans quel lieu situez-vous votre mise en scène ?
Avec mes collaborateurs, nous avons placé l’intrigue à l’époque de Walter Scott, donc au début du XIXe siècle, en Ecosse. A notre avis, cette époque était plus exploitable au niveau de la mode, des costumes.

Comment comprenez-vous le personnage de Lucia ?
Ce qui m’intéressait c’était de caractériser Lucia autrement que simplement par la folie – le chemin habituel de la jeune fille qui perd la raison parce que son amour est contrarié et par ce qu’on l’oblige à épouser un autre homme. Dans les textes qu’elle chante il me semble qu’il y a des indices déterminants sur sa personnalité forte, son tempérament batailleur et son courage. C’est clair notamment dans sa façon d’affronter son frère dans le face-à-face de l’Acte 2, où elle lui résiste jusqu’au moment où il trouve des arguments qui ne peuvent que la faire taire.
Ce qui m’intéressait c’était de caractériser Lucia autrement que simplement par la folie
C’était inhabituel à l’époque pour une jeune fille de résister ainsi à l’aîné de la famille, à l’homme qui avait l’autorité sur elle. J’ai donc fait de Lucia au début de l’opéra- d’une façon surprenante pour le public, je pense – une espèce de George Sand, une fille habillée en garçon, qui affirme qu’elle n’est pas la jeune oie blanche qu’on voudrait qu’elle soit, mais qu’elle est prête à se battre pour ses convictions. Cela ne l’empêche pas d’être amoureuse d’Edgardo – une passion partagée, d’ailleurs. Mais elle a aussi en elle une forte volonté de se démarquer, de s’affirmer comme Lucia di Lammermoor avec une personnalité propre, qui se traduit par son tempérament et son vestiaire. Ce n’est qu’au moment où elle est forcée de rentrer dans les rangs, c’est-à-dire d’épouser l’homme qu’elle n’aime pas, qu’on la voit revêtir – contre son gré – une robe de mariée. Le changement de costume symbolise sa chute d’une manière que j’ai voulu saisissante.
Comment abordez-vous la scène de la folie ?
Au cours de l’air de la folie (Acte 3, scène 5) on est à l’intérieur du château, mais musicalement on se retrouve dans la scène de la fontaine de l’Acte 1, car l’orchestre joue la mélodie du premier duo entre Lucia et Edgardo, que Lucia reprend également, un peu misérablement et avec beaucoup d’émotions. Le public revit ce moment-là comme un flash-back, et à ce moment rentre dans la tête de Lucia. On n’est plus spectateur, on est elle. C’est ce que je tente de faire voir dans la mise en scène.
Même si vous montrez une Lucia à la personnalité bien trempée, elle reste néanmoins une victime du fait d’être une femme, n’est-ce pas ?
Absolument. Elle est victime du patriarcat, de l’autorité de son frère, et elle n’existe que pour faire ce qu’on lui demande de faire. Comme elle est volontaire et résiste initialement, Enrico fait recourt à des arguments contre lesquels elle est impuissante. Il ne faut pas oublier qu’Enrico et elle sont orphelins ; ils ont perdu leurs parents – leur mère très récemment – et Enrico est donc devenu le chef de famille. De plus, je vois Lucia et Enrico comme des jumeaux, avec les liens très forts qui peuvent exister entre des jumeaux. Pour faire plier sa sœur, Enrico déclare que si elle n’épouse pas Arturo, non seulement ils vont tous deux être ruinés, mais lui il mourra. Évidemment, elle ne peut pas accepter cela : on ne peut pas être le meurtrier de son frère, surtout pas de son jumeau.
Je voudrais ajouter deux autres informations qui éclairent notre interprétation de cette scène, l’une des plus emblématiques de toute l’histoire de l’opéra. Premièrement, nous avons opté pour la version originale avec glass armonica (plutôt que la version composée ultérieurement avec accompagnement de flute) car le son de cet instrument installe d’emblée la scène de la folie dans une atmosphère surnaturelle. Je l’avais fait comme cela au Japon. Je le demande à chaque fois, et c’est formidable parce que cela change tout. Il n’y a pas le côté un peu sec et léger de la flûte.
Deuxièmement, je renonce à une coupure qui est faite assez souvent dans cet opéra, celle du duo de la tour (Acte 3, scène 1) quand Enrico vient défier Edgardo en duel. Cette scène est cruciale car elle explique la fin de l’opéra. Et j’inclus également la courte scène qui suit la scène folie entre la basse Raimondo et Normano qui est une scène un peu ambiguë, mais qui permet de comprendre que Lucia ne meurt pas tout de suite à la fin de la scène de la folie. Elle va mourir, mais dans deux heures, trois heures ou cinq heures… D’habitude on la voit, elle chante, elle tombe, elle est morte. Mais ce n’est pas ce qui se passe. En fait, elle continue à souffrir et ne s’éteint que petit à petit. Et cette petite scène, qui ne dure qu’une minute et demi, permet de passer d’une scène à l’autre d’une façon un peu différente. Ce n’est pas une scène clé, mais elle est importante.

Quels sont les défis particuliers de la mise en scène d’un opéra bel canto comme Lucia ?
Quand on monte ce genre d’opéra, il ne faut d’abord pas avoir peur de la partition, et il faut l’affronter telle qu’elle est écrite. C’est-à-dire : quand il y a des reprises, il faut les faire. Il y a des cabalettes qu’on fait deux fois, il faut les faire. Les compositeurs, ils n’étaient pas des idiots. Parfois, on a l’impression qu’il vaut mieux couper car les répétitions ne servent à rien… je ne suis pas du tout d’accord avec cela. Il y a une architecture dans une partition : on part d’A pour aller à B, et parfois à C, et le chemin est parfois long, mais il est indispensable. Et souvent, si on va directement d’A à C, il manque quelque chose. Donc j’essaie de maintenir la quasi-intégralité de la partition.
Les compositeurs, ils n’étaient pas des idiots
Les airs dans les opéras bel canto sont comme les arias da capo dans les opéras baroques : ils suivent une formule qui peut nous paraître artificielle et statique. En tant que metteur en scène, comment réconciliez-vous les besoins dramatiques et les exigences musicales d’un tel opéra ?
Pour moi, il n’y a pas de difficulté, car si c’est écrit deux fois c’est pour exprimer deux fois des choses différentes. C’est la qualité de l’interprète aussi. S’il ne chante pas de la même façon la cabalette la première et la deuxième fois, ça fait une grande différence. C’est tout l’intérêt du bel canto.
Pouvez-vous nous dire quelques mots sur la distribution de cette nouvelle production ?
Olga Peretyatko, avec qui j’avais travaillé à Tokyo, est une Lucia sensationnelle qui s’est bien emparée de la vision de ce que j’ai proposée ; c’est-à-dire d’en faire une femme d’autorité, pas une faible femme, qui va s’effondrer face à la réalité. Ça elle le fait très bien ; en plus, elle est très belle et très artiste sur scène, avec une voix charnue, chaude, avec un centre de voix très beau. Le ténor c’est Ismael Jordi, un ténor espagnol que j’aime beaucoup, qui est élégant et a le grain vocal indispensable au rôle d’Edgardo. Il peut donc former un vrai couple avec Lucia. Je vois ces personnages, tous les deux, comme des jeunes gens tourmentés, extrêmement remués par le deuil et la perte de leurs parents. Comme Lucia, Edgardo a perdu ses parents ; en plus, lui il a perdu sa splendeur et vit dans les ruines de son château. Lucia et son frère sont également sur le point de perdre tout ce qu’ils possèdent. Le courant politique n’étant pas favorable, le frère propose à Lucia un mariage pour sauver la famille.

Quelle est la scène qui vous inspire le plus dans cet opéra ?
Je dirais qu’il y en a deux. La scène qui me semble la plus intéressante en termes dramaturgiques, c’est le duo entre Enrico et Lucia, quand il essaie de la convaincre d’obéir et d’épouser l’étranger. Cela me permet de mettre l’accent sur la gémellité entre eux deux. J’ai également un faible pour le dernier tableau. Vous verrez comment je raconte la fin de l’opéra.
LUCIA DI LAMMERMOOR
Dramma tragico en trois actes
Musique de Gaetano Donizetti (1797-1848)
Livret de Salvatore Cammarano d’après le roman The Bride of Lammermoor (1819) de Walter Scott, dans la traduction (1826) de Gaetano Barbieri
Création : Teatro di San Carlo, Naples, 26 septembre 1835
Nouvelle production,
en coproduction avec le New National Theatre Foundation de Tokyo
SALLE DES PRINCES • GRIMALDI FORUM
17 novembre 2019 – 15 H 00
19 novembre 2019 – 20 H 00 (sur invitation du Palais)
22 novembre 2019 – 20 H 00
Direction musicale/Roberto Abbado
Mise en scène/Jean-Louis Grinda
Décors/Rudy Sabounghi
Costumes/Jorge Jara
Lumières/Laurent CastaingtEnrico/Artur Ruciński
Lucia/Olga Peretyatko
Edgardo/Ismael Jordi
Arthuro/Diego Silva
Raimondo/Nicola Ulivieri
Alisa Valentine/Lemercier
Normanno/Maurizio Pace
Chœur de l’Opéra de Monte-Carlo
Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo